Quand nous avons créé l’Observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom, nous avions choisi de nous adresser en priorité aux élu-es CHSCT.
France Télécom était une entreprise de droit public et la privatisation ne débouchera sur la mise en place des IRP qu’en 2005, après la loi de 2003 qui a rendu possible la baisse de la participation de l’Etat à moins de 50% du capital et a absous France Télécom de ses contraintes d’entreprise de « service public ». Il faut savoir que l’inspection du travail ne pouvait entrer dans l’entreprise et que, même après 2005, les directeurs freinaient, voire refusaient l’entrée de l’entreprise à ses représentant-es.
Nous avions la conviction que notre rôle devait être de convaincre les élu-es des CHSCT de s’appuyer sur les inspections du travail, de déclencher des expertises externes devant le flots ininterrompu des restructurations de services. Il fallait déclencher des droits d’alerte chaque fois qu’un-e salarié-e était en danger. Cette conviction s’est heurtée assez rapidement sur le mur du refus des directions de céder à ces droits pourtant inscrits dans le code du travail.
A Bordeaux, Eric témoigne : « En 2007 j’étais secrétaire du CHSCT de l’AVSC SOA (Agence Ventes services et Clients du Sud Ouest Atlantique) Zone Aquitaine. Cette Agence venait juste d’être créer suite à la fusion de l’Agence Aquitaine avec celle du Limousin Poitou Charente. Suite à cette fusion, il fallait faire la chasse à tous les possibles doublons dans les services et surtout réaliser des économies d’échelle dans tous les services. (…)
« L’année 2007 avait très bien démarré pour les collègues du service de gestion d’Anglet dit ADC car lors de la galette, moment de convivialité en janvier 2007, le nouveau directeur Benoit H., était venu féliciter les collègues d’Anglet pour la qualité et la production de leur service. « Vous êtes les meilleurs ! » Mais à peine la période des étrennes achevée, l’entreprise présentait devant les instances CE et CHSCT le projet de fermeture de ce service. Les collègues de ce service avait déjà subi pour partie, la fermeture du service 1014 et aujourd’hui c’était au tour du service de gestion. Benoit H. et la direction de la DTSO avaient décidé une autre répartition des activités sur la plaque Bayonne Anglet Biarritz… Il fallait rayer de la carte l’AVSC SOA de ce secteur et concentrait les salariés vers un service Wanadoo à Anglet. Comme le volontariat n’avait pas fonctionné pour remplir ce nouveau service, il fallait fermer des services adjacents comme les renseignements à Bayonne et le service de l’ADC d’environ une trentaine de salariés, composé essentiellement de femmes.
« Je me souviens du désarroi de mes collègues lorsque je suis passé les voir (…) Certaines collègues pleuraient, l’angoisse du lendemain professionnel était présent chez tous les salariés. Coté direction, que ce soit au CE DTSO ou au CHSCT, il était impossible de discuter et de négocier. Les représentants du personnel dans les instances étaient méprisés alors que nous ne faisions que notre rôle de défendre les collègues. J’ai été contraint avec les élus du CHSCT de recourir et à mandater une expertise au niveau du CHSCT pour défendre les conditions de travail des collègues. Je garde en mémoire les échanges houleux avec la direction, ses menaces à l’encontre d’autres services internes car une expertise coûte cher. Il y aurait moins d’argent pour la promotion, les primes et l’équipement des services car l’argent qui servira à payer l’expertise n’ira pas ailleurs au niveau de l’AVSC SOA. J’ai été confronté dans cette épreuve (…) à du chantage de la part de la hiérarchie. Comme l’entreprise n’avait pas pu empêcher le vote de l’expertise, elle a décidé de la contester devant le tribunal d’instance de Bordeaux. (…)
« J’embauche à 8h30 sur le site de Bordeaux des Pins. J’ai à peine posé ma bicyclette que des collègues, affolés, viennent me prévenir qu’un huissier de justice me cherche : « Qu’as-tu fait Eric ? T’as quoi comme soucis » , me disent-ils ? Cet huissier avait pour mission de me notifier la procédure de contestation de l’expertise (…) Lorsqu’il m’a remis son pli, j’ai vite compris et je suis parti rassurer les collègues que mes ennuis provenaient du nouveau directeur dans le cadre de mes fonctions de secrétaire du CHSCT.
« J’ai été obligé de prendre un avocat pour représenter le CHSCT en justice. Avec les élus, les collègues de l’ADC, nous avons travaillé à la défense de cette expertise. Nous étions sur une expertise technique et il fallait expliquer toute l’argumentation à l’avocat. Cela ne fut pas une chose facile car chaque entreprise utilise en interne un langage particulier et de très nombreux sigles. Relire sa prose, la corriger fut un travail fastidieux mais obligatoire car je savais que les collègues d’Anglet espéraient beaucoup de cette expertise. Il fallait démontrer au juge qu’elle était justifiée. J’ai rencontré à de nombreuses reprises l’avocat et pas seulement dans mes horaires de travail.
« Ensuite, j’ai connu les travées du Tribunal de Grande Instance de Bordeaux. Je suis allé à chaque convocation avec l’avocat. La direction de l’AVSC SOA n’a jamais été présente. Elle était toujours représentée par l’avocat de l’entreprise. A la question du juge, « les parties sont-elles présentes ? », je répondais « Oui le secrétaire du CHSCT est présent et nous attendons votre décision avec impatience ». La direction ne s’est jamais présentée… Bien entendu le juge a confirmé le bien-fondé de cette expertise. »
Ce que nous ne savions pas à l’époque, c’est que la direction, au plus haut niveau, avait décidé de faire obstruction aux tentatives des élu-es CHSCT de faire prévaloir leurs droits aux expertises, enquêtes, droits d’alertes, aux conseils des inspections du travail, des médecins du travail, des caisses d’assurants maladie… Etait-ce de la naïveté de débutant-es ?
Dans l’Ordonnance de renvoi, la juge relève une pièce du dossier d’instruction à propos de la politique de l’entreprise vis à vis des CHSCT. Il n’y a pas d’ambiguïté : il faut mener une « guérilla juridique » contre les CHSCT :
« Ainsi, un échange de courriels entre Laurent DE MAGNIENVILLE (directeur juridique du département droit social de FRANCE TELECOM) et Jean-Claude LORIOT (directeur des relations sociales), instruit sur le sort qui a été réservé aux demandes des élus du CHSCT qui portaient sur l’organisation d’une réunion exceptionnelle de cette instance ou sur le recours à un expert à l’occasion des restructurations.
« Dans le courriel en date du 05/06/2006, les instructions à délivrer aux managers sont les suivantes : les demandes d’expertises de CHSCT devront être refusées aux motifs que les métiers n’évoluent pas et que les mobilités entraînent bien des modifications des conditions de travail mais que celles-ci ne concernent que des mouvements individuels qui ne relèvent pas des CHSCT. Les demandes d’expertise des CHSCT devront par conséquent être « attaquées en justice » (D3315/35 Exploitation scellé F2 Feuillet 65).
« Dans celui du 5 juillet 2006, Jean-Claude LORIOT, préconise un argumentaire pour écarter les demandes d’expertise ou de réunion extraordinaire de cette instance: faire valoir qu’il s’agit essentiellement de changement de rattachement hiérarchique, sans modification des conditions de travail, que la suppression de certains postes et les mobilités nécessaires ne sont pas des mobilités collectives où le CHSCT pourrait être compétent. Il s’agit d’une addition de mobilités individuelles pour lesquelles le CHSCT n’a pas légitimité à intervenir. A défaut de parvenir à convaincre ses interlocuteurs de la légitimité de ces arguments, il est recommandé d’entamer une « guérilla juridique » (Exploitation scellé F2 p45 et D3315/35). »
Lorsque la juge demandera aux prévenus de commenter ce mail qui montre une volonté de la direction de contourner les instances CHSCT, quitte à mentir sur la nature des restructurations, les prévenus répondront, la main sur le coeur, que cela ne devait être qu’un « rappel de la loi » et qu’au contraire, la direction prenait soin des IRP. On a envie de serrer les poings quand on entend cela, car les élu-es ont le plus souvent mis en cause, baladés dans d’interminables discours, menacés, sanctionnés dans leur déroulement de carrière, démis de leurs mandats au fil des restructurations incessantes…
Malheureusement pour les directeurs d’établissement, la montée en compétence et en combativité des élu-es va mettre fin aux recours juridiques systématiques : Orange perd la plupart de ses recours et les juges confirment le bien-fondé des expertises et enquêtes de CHSCT, alors que, par ailleurs, l’opinion publique commence à s’inquiéter de la situation interne de France Télécom/Orange.
Cela n’empêchera pas certains directeurs de continuer leur harcèlement.
Le 31 mai, Jean-Gabriel, le secrétaire du CHSCT d’une unité technique (UIA) de la région parisienne, fait sa déposition pour expliquer pourquoi son CHSCT a porté plainte contre le directeur de l’époque, pour de multiples délits d’entraves et pour de multiples situations de harcèlement à l’encontre des élus.
Il y a eu 3 tentatives de suicides dans cette unité, en décembre 2007, en janvier 2009, en mars 2009. Les trois tentatives ont été versées au dossier d’instruction par les magistrats, preuve s’il en est que la situation de cette cité technique était critique. Jean-Gabriel explique comment le directeur d’unité a multiplié les provocations sur les élu-es pour éviter une enquête d’un cabinet externe : « M. Tonarelli a officiellement contesté auprès du TGI de Paris, le 24 février 2009, l’expertise décidée par le CHS-CT le 9 janvier. Mais,
le 26 mai 2009, le TGI a confirmé la délibération du CHS-CT du mois de janvier pour que soit réalisée une expertise par le cabinet ISAST » (déposition Jean-Gabriel LAINEY)
Plus tard, il refusera de communiquer des documents au cabinet d’expertise et mettra le CHSCT sous une pression inqualifiable.
Dans le compte-rendu du CHSCT du 10 avril 2009, le directeur se permet de contester l’ordre du jour indiquant une « tentative de suicide ». Un salarié est venu à son travail plus tôt que d’habitude et, au 17ème étage de l’immeuble, il entreprend de déverrouiller une fenêtre. Des collègues interviennent pour l’empêcher de se défenestrer alors qu’il déclare vouloir en finir… Mais ce n’est pas ce que pense le directeur :
« Comme cela vous a été expliqué lors de la dernière réunion du CHSCT, les éléments portés à la connaissance de l’établissement ne permettent pas de qualifier l’évènement auquel vous faite référence de « tentative de suicide ». Un salarié s’est effectivement trouvé dans une situation délicate le mardi 17 mars 2009, il a été pris en charge par les pompiers et a fait l’objet d’un suivi rapproché depuis. En revanche, il n’a manifestement pas commis de gestes portant atteinte à son intégrité physique ce jour là. Lorsqu’il a été pris en charge par ses collègues il était en train de ranger des outils dans une caisse, la fenêtre de la pièce étant par ailleurs fermée. Je me permets d’attirer votre attention sur les dangers que pourrait présenter une qualification hâtive ou intempestive de faits concernant un salarié par ailleurs fragilisé.
Concernant le « Risque grave, imminent et persistant de défenestration », vous n’ignorez pas qu’un tel descriptif pourrait laisser entendre que des salariés pourraient tomber par la fenêtre de nos sites suite à n’importe quel faux pas. Cela me semble d’autant plus excessif que nos fenêtres sont aux normes et pour certains sites — comme celui de Bercy – équipées de systèmes de blocage conforme à la réglementation applicable aux immeubles de grande hauteur. » (cote D00190 PV CHSCT du 10.4.2009)
Pourtant, cette tentative de suicide figurera dans le dossier d’instruction, parmi les 39 parties civiles retenues par les magistrats. Malgré les protestations de l’inspection du travail, du représentant d la CRAMIF, malgré les courriers du CHSCT à la direction, rien n’y fait… le directeur est toujours en place. Jusqu’à l’arrivée du nouveau Pdg Stéphane Richard, et la mobilité (forcée ?) du directeur vers un nouveau poste doré au « déploiement de la fibre optique ».
Jean-Gabriel conclut sa déposition : « Pour toutes celles et tous ceux qui ont eu à souffrir de la politique mise en œuvre durant cette période, il est important que leur souffrance soit entendue, reconnue. Il est important que des noms puissent être mis sur des choses. Que les responsables puissent être identifiés. Mais cela n’effacera jamais les drames. Cela n’effacera jamais les blessures qui pour certaines et certains ne se refermeront sans doute jamais.
« Si je me replace dans mon rôle de représentant d’un CHS-CT, pour lequel la prévention est la mission première, il est tout aussi essentiel que cela ne se reproduise plus. Que l’on n’ait plus jamais à vivre cela.
« Plus jamais çà. Ni ici. Ni ailleurs ! »
Il est clair que les élu-es CHSCT de France Télécom, malgré toutes les embûches, ont été sans doute la clé de voute de la résistance des salarié-es face au rouleau compresseur du plan Next. Il en ont aussi subi les conséquences. Qu’ils soient ici remerciés chaleureusement de leur engagement.
Au moment de l’enquête nationale Technologia, nous avions exigé que 64 expertises de CHSCT soient une base documentaire pour l’étude, preuve de l’engagement des élu-es. A quelques mois des élections CSE à Orange qui vont consacrer la fin des CHSCT et des délégués du personnel, on peut légitimement s’inquiéter sur l’évolution de la situation dans les entreprises françaises : sans les CHSCT, le procès de France Télécom n’aurait pas eu lieu !
Et ne croyez pas que ces disparitions soient seulement un hasard.
https://youtu.be/NcO4m1P4KyA