Le Monde 9-10-11 juin 2019.
Pour le professeur de gestion, le procès France Télécom pourrait marquer une étape décisive dans la responsabilisation juridique des manageurs d’entreprise
A aucun moment, il y a dix ans, les responsables de France Télécom n’avaient imaginé que leur responsabilité pénale puisse être engagée pour le motif de « harcèlement moral ». Après tout, qui peut donc être tenu pour responsable d’une «mode», pour reprendre la formule – malheureuse —du PDG de l’époque. En ce sens, le procès en cours illustre bien les relations qui unissent le management et le judiciaire (« Le management face au judiciaire. Un nouveau domaine d’enseignement et de recherche », Romain Lauferet Yvonne Muller-Lagarde, Revue française de gestion, vol. 269, n°8, 2017).
La responsabilité pénale susceptible d’être associée à l’exercice de l’activité managériale est un sujet jusqu’à présent insuffisamment travaillé et débattu par les chercheurs en droit comme en management. On voit en effet immédiatement la difficulté : la mission du management étant largement de « faire en sorte que les autres fassent », comment pourrait-il être possible de démontrer la chaîne des causes et des conséquences qui expliquerait qu’un battement de cil d’un PDG ou qu’un plan stratégique voté en conseil d’administration puisse déclencher une série de suicides?
Ce « trou noir » de la responsabilité pénale est d’ailleurs le meilleur bouclier de protection juridique pour les dirigeants. Sans ce dernier, la financiarisation des stratégies des entreprises depuis le début des années 1990 aurait été probablement moins « efficace ». L’un des plus puissants leviers de cette financiarisation à été l’alignement incitatif des intérêts des dirigeants de l’entreprise sur ceux des actionnaires. On voit alors la logique qui conduit presque mécaniquement au sacrifice d’emplois sédentaires sur l’autel de l’explosion des rémunérations de dirigeants, eux, largement nomades. Et cette logique juridico-financière distinguant l’argent et la morale conduit à la formule qui a fait florès dans tous les tribunaux, où des responsables ont pu être mis en cause: « Faute morale n’est pas faute pénale. »
La question de la responsabilité individuelle
On ne comprend toutefois réellement ce mécanisme que si l’on conserve en mémoire l’un des principes fondateurs du code pénal : la responsabilité s’apprécie toujours individuellement, tout comme, en conséquence, la peine. Les magistrats connaissent parfaitement cette difficulté : comment traiter alors l’action collective, qui est le propre de l’activité managériale dans les entreprises ? Un exemple simple permet de le comprendre : quelle peine pour le chauffeur du véhicule sans lequel le hold-up n’aurait pu être accompli, même si celui-ci n’a pas bougé de ce véhicule ayant permis aux protagonistes de prendre la fuite? Pire, dans quelle mesure la responsabilité et la peine dudit chauffeur sont-elles aggravées si le hold-up a donné lieu à un homicide ?
C’est donc par jurisprudence, c’est-à-dire au cas par cas de décisions de magistrats indépendants, que droit et justice évoluent de concert. Droit et justice sont en effet des domaines où règnent les traditions — et donc une forme de conservatisme — nécessaires à la bonne marche des institutions. Mais ce ne sont pas pour autant des matières mortes. La jurisprudence qui conclura le procès en première instance des cadres de France Télécom devra donc être suivie avec la plus grande attention : elle pourrait ni plus ni moins contribuer à modifier significativement le cadre légal de la responsabilité pénale des dirigeants, personnes physiques, comme de l’entreprise, personne morale.
La faute morale (managériale?) n’est pas faute pénale; il vaut toujours mieux plaider l’incompétence par aveuglement et surdité plutôt que de risquer d’autres chefs d’inculpation comme l’abus de confiance, l’escroquerie en bande organisée. Si la décision de justice devait précipiter la chute de l’arbre FranceTélécom, alors cela dévoilerait potentiellement une forêt de « scandales » sur lesquels un regard neuf serait apporté. Rappelons en effet que de nombreuses affaires ont mis en scène jusqu’à l’écœurement démocratique la « négligence managériale »: que l’on pense ici aux affaires Lagarde/Tapie, Messier/Vivendi Universal, Lafont/Lafarge, Forgeard/EADS, Cahuzac…
Après la responsabilisation civile de l’entreprise Société générale, en septembre 2016, dans l’affaire dite « Kerviel » (« La responsabilisation de la Société générale. Normes juridiques et management dans le volet civil du procès Kerviel », Oussama Ouriemmi et Benoît Gérard, Revue française de gestion vol. 269, n°8, 2017), après l’entrée spectaculaire de l’entreprise dans le code civil, avec l’adoption de la loi Pacte en avril, ce serait alors le dernier étage de la fusée d’un droit des sociétés européen alternatif au modèle anglo-saxon qui serait alors posé : celui de la pénalisation de l’incompétence managériale.
Pour se convaincre de l’importance du trou noir juridico-managérial ici évoqué, il suffit de se rappeler un autre procès déjà célèbre, celui de Jawad Bendaoud, dit « le logeur des terroristes», condamné en appel après avoir été relaxé en première instance du chef de « recel de malfaiteurs terroristes ». Le motif de la relaxe avait été l’impossibilité de démontrer qu’il savait que les dits terroristes allaient commettre les attaques du13 Novembre : dans ces conditions, en effet, comment lui imputer une part de responsabilité dans l’accomplissement d’une telle entreprise meurtrière, tout autant que suicidaire ? Mais la cour d’appel, désormais, a répondu que la négligence rend parfois coupable et responsable.
Jean-Philippe Denis est professeur de sciences de gestion à l’université Paris-Sud Paris-Saclay et rédacteur en chef de la « Revue française de gestion »