France Télécom : on casse les thermomètres pour cacher la maladie…

Le procès de France Télécom et de ses cadres dirigeants est un moment historique où l’on voit des dirigeants maquiller la réalité d’un plan qui fera système : virer 22 000 salarié-es de l’entreprise avec des méthodes brutales, tout en proclamant la joie de ces salarié-es à oeuvrer au redressement de l’entreprise.

Mars attaque !

Dans « Mars attaque !« , le film de Tim Burton, les aliens déchainent le feu sur la terre en massacrant allègrement les populations, mais en prenant la précaution de lancer préalablement leur message de paix aux terriens.

J’étais à l’audience lorsque Didier Lombard a déclaré qu’il pensait que le mois de juin 2009 devait être le moment d’une réjouissance collective des salarié-es car le plan NExT avait été une réussite, la situation de France Télécom était redressée et les milieux financiers avaient repris confiance dans l’entreprise.

Cela prêterait à rire. Mais même si les suicides constatés dans ce début d’année 2009 ne doivent rester que les indicateurs d’une situation plus générale, la liste qui suit montre à l’évidence qu’il est totalement inconcevable que le personnel de France Télécom s’apprêtait à faire la fête en juin 2009. Et que cette fête leur aurait été volée par la crise médiatique de l’été 2009 et l’exagération du nombre des suicides ?

Pour rappel, c’est l’Observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécomqui a commencé un recensement des suicides depuis janvier 2008. Ce recensement a été communiqué aux juges d’instruction dès l’audition de la fédération SUD en juillet 2010. Il est clair qu’il ne pouvait pas être exhaustif car il  se basait sur les informations qui remontaient des syndicalistes et des salarié-es, collègues ou familles… Le but n’était pas là. Notre but était de rendre public ces actes terribles pour que des enquêtes circonstanciées soient menées par les CHSCT pour alimenter une procédure de reconnaissance ou non en accident de travail.

Cette liste est un document de travail figurant dans le dossier d’instruction. Aucune liste contradictoire émanant de la direction n’y figure, dans la mesure où elle n’a effectué aucun recensement, du moins à notre connaissance.

La direction a pourtant contesté jusqu’au principe de cette liste jusqu’en fin 2009, date à laquelle elle devra fournir un recensement des suicides potentiellement liés au travail à Technologia pour une expertise. Aucun recensement partagé n’aura lieu avec l’ancienne direction. A l’inverse, la nouvelle direction, de la fin 2010 à la fin 2014, enverra aux organisation des mails d’informations dès qu’un suicide surviendra dans cette période. A ce titre, les chiffres issus de la période 2010-2014 sont plus « fiables » puisqu’ils cumulent les informations d’origine syndicale et les informations données par la direction. Mais il n’y aura toujours pas de liste officielle de la direction partagée avec les syndicats et indiquant les suites données à chaque suicide ou tentative de suicide.

Dix ans après, cette liste reste incomplète, la direction ayant visiblement décider de l’ignorer et d’ignorer elle-même la nécessité de produire une liste officielle qui pourrait être partagée par les organisations syndicales et les familles.

Une seule crise suicidaire est révélatrice d’une situation plus générale et l’employeur doit réagir sous peine de voir s’installer une situation potentiellement pathogènes parmi les collègues, sans oublier les familles. Difficile de voir dans l’extrait suivant de la liste les conditions d’un appel à la réjouissance pour fêter la réussite de NExT.

Les suicides et tentatives, de janvier à juin 2009 :

  • 28 janvier : un technicien (nom inconnu) de quarante sept ans qui travaille à Toulon Devaly se suicide à son domicile. Ses conditions de travail sont mises en cause. Pas de suite connue.
  • 10 février :  un cadre commercial (nom inconnu) de cinquante deux ans fait un malaise mortel en pleine réunion à Toulon (Direction Territoriale Sud-Est). Il avait subit une restructuration récente et ses collègues mettent en cause le stress. Pas de suite connue.
  • le même jour, Guy D., un technicien de l’établissement UIA Paris de la Direction Territoriale Ile-de-France, fait une tentative de suicide en absorbant des cachets dans son véhicule de service. Il sera retrouvé à plusieurs centaines de kilomètres de son lieu de travail. Il fait partie des cas retenus par l’instruction.
  • 17 mars : Hervé G., un technicien de l’établissement UIA Paris de la Direction Territoriale Ile-de-France tente de se défenestrer sur son lieu de travail (site de Bercy) et est retenu par ses collègues. La direction conteste même la notion de tentative de suicide. Il fait partie des cas retenus par l’instruction.
  • 3 avril : Brice H., un chargé d’affaire de l’établissement UI Hauts de Seine (site de Péreire – 92300 LEVALLOIS-PERRET) de la Direction Territoriale Ile-de-France est retrouvé pendu à son domicile par deux collègues. L’enquête conclura à des raisons personnelles. Les deux collègues, Gérard C. et Hervé K., choqués, ont obtenu le bénéfice d’un accident de service après une longue procédure.
  • 7 avril, Christophe C., un technicien de l’établissement UI Normandie (site Quincampoix – 76) de la Direction Territoriale Nord-Ouest-Centre se suicide par arme à feu dans un local technique. Une enquête conclut à des raisons personnelles. Pas de suite connue.
  • 8 avril, Jean-Noël L., un technicien de l’établissement UI Bretagne (site Guingamp – 22) de la Direction Territoriale Ouest se suicide. Pas de suite connue.
  • 20 avril, Anne-Sophie C., une cadre technico-commerciale de l’établissement DGC (site Fulton à Paris) de la Division Nationale Service Clients Entreprises de 42 ans se suicide à son domicile. Elle fait partie des cas recensés par l’instruction.
  • 25 mai, Joël J. de l’établissement DEI (site Kellermann à Paris) de la Division Nationale RSI, un technicien Ingénierie Réseau de quarante quatre ans se suicide par défenestration. Il était en dépression depuis 15 ans. Pas de suite connue.
  • 18 juin, Pascal P., un vendeur de l’AD Grand Est fait une tentative de suicide dans sa boutique à Montbéliard (25), en absorbant des médicaments. La CPAM de Belfort reconnaîtra la tentative de suicide en accident du travail.
  • 29 juin, tentative de suicide de Christel C., employée commerciale du centre d’appels téléphoniques le 1014 de l’établissement AVSC Saint Lo de la Direction Territoriale Nord- Ouest-Centre. Après l’annonce d’une mobilité forcée comme vendeuse à la boutique de Coutances, elle s’ouvre les veines avec un scalpel. Son cas est retenue par l’instruction.
  • Tentative de suicide (nom inconnu) à l’établissement UPR Sud Est (site de Lyon, 69) de la Division Nationale RSI.
  • Trois tentatives de suicide sont dénoncées par les élus du CE de la Direction Territoriale Centre Est : il s’agit d’Andrée C., qui travaillait dans l’établissement AVSC RAA (service 1014 de Saint Etienne – 42) de la Direction Territoriale Centre-Est, de Jean-Paul V., au service facturation de Clermont Ferrand (projet de restructuration forcé vers un plateau de la Direction Territoriale Centre Est) et d’un troisième cas (nom inconnu) à Bourg en Bresse.

Le refus du thermomètre

La direction pouvait peut-être contester le lien au travail de chaque actes désespérés, mais il est difficile de prétendre que la situation sociale était au beau fixe dans cette période. Et d’ailleurs, si un doute était possible, il lui incombait de vérifier l’état des risques psychosociaux des salarié-es et de prendre des dispositions pour faire cesser ces situations de risques. Or elle n’a rien fait de tout cela, malgré l’obligation légale.

En 2006, elle conteste les alertes de médecins, dont certains décident de démissionner.

En 2007, elle refuse de faire une enquête nationale sur les risques psychosociaux alors que les instances nationales comme le CNSHSCT lui demandent unanimement. Lorsque l’Observatoire du Stress met en ligne un questionnaire, elle en conteste la valeur scientifique (c’est son droit) mais coupe ensuite l’accès des salarié-es au serveur de l’Observatoire du Stress. Cette coupure durera 3 ans, jusqu’à la fin 2010 où Stéphane Richard, le nouveau Pdg, fera rétablir cet accès.

En 2008, la direction refusera la présence de médecins du travail à une formation organisé sous l’égide des Assises de l’Observatoire du Stress ou 400 délégué-es CHSCT viennent à la Bourse du Travail de Saint-Denis. Le responsable des relations sociales déclarera même : « Pourquoi voulez-vous que France Télécom paye des médecins rouges pour les syndicats ?« . La première comptabilisation des suicides par l’observatoire du stress est dénoncée comme un acte morbide qui ferait l’impasse sur les droits des familles. Mais France Télécom cache les crises suicidaires et ignore trop souvent ses obligations de contacter les familles pour les informer de leurs droits.

En 2010, sous la pression du ministre du travail, le principe de l’enquête nationale Technologia est acté conjointement par les organisations syndicales et la direction. Un comité de pilotage est créé, présidé par le DRH Olivier Barberot, puis par Carole FROUCHT. C’est ce comité qui déterminera en particulier la construction du questionnaire que Technologia mettra en ligne pour les 100 000 salarié-es.

Les résultats de cette enquête ont été perçus « comme un cri qu’il faut entendre » a déclaré la présidente du comité de pilotage, Carole Froucht, à la restitution des données. Visiblement, ce cri n’a toujours pas été entendue par l’ancienne direction, puisque les trois dirigeants mis en examen déclareront dix ans après que l’enquête était biaisée, les questions orientées. La seule enquête acceptable, ce serait donc les baromètres du CSA qui égrènent tous les 6 mois un smiley annonçant que « TOUT VA BIEN » ?

Jean-Claude DELGENES, le Pdg de Technologia, est venu faire sa déposition devant le tribunal. Une déposition sévère, qui montrait combien la situation était délétère et que tous les indicateurs d’alerte étaient au rouge. Il a aussi valorisé les verbatim que le comité de pilotage avait voulu insérer dans le questionnaire : des messages nombreux des salarié-es, détaillés, comme autant d’appels à l’aide. Mais les avocats des dirigeants attaquent, s’appuient sur une « contre-enquête » qui dévalorise l’immense travail rendu par Technologia (une contre-enquête d’un cabinet patronal absent de l’instruction). Ils mettent en cause les compétences du cabinet, refusent les verbatim… Dix ans après, ils veulent détruire ce qu’ils avaient acceptés en 2010 sous la pression du ministère du travail. Entre temps, cette enquête est devenue une pièce maitresse dans le cadre d’un procès exemplaire sur le harcèlement institutionnel, après notre plainte et celles des autres fédérations syndicales.

Puis Jean-Claude DELGENES fait une révélation : « Après 4 jours, il y avait déjà 25 000 salarié-es qui s’étaient connectés » pour répondre à un questionnaire qui durait pourtant plus de 20 minutes ! Mais dans la nuit, « le serveur subit une attaque de pirates et il est en panne… » Jean-Claude DELGENES prend contact avec Olivier BARBEROT pour lui annoncer la mauvaise nouvelle et envisage de faire une communication publique. Mais le DRH lui répond simplement qu’il était au courant, que c’était les services informatiques de France Télécom qui avaient attaqué le serveur de Technologia pour en vérifier la sécurité au point de le mettre en panne… Sans l’informer…

Je ne sais pas comment réagir à cette information… Tentative d’attaque ? Tentative d’intrusion ? Limitation des accès ? Tout est possible… Le sort de cette enquête aurait donc été suspendu à une erreur des services de « sécurité informatique » de France Télécom ?

Les statistiques sont-elles des preuves ?

De nombreuses disciplines scientifiques peuvent s’appuyer sur des études statistiques en particulier dans la sociologie. Mais la statistique n’est pas une preuve en soi, elle est un indicateur, un indice qui nécessite le plus souvent de faire des études complémentaires. En ce qui concerne les suicides, il est clair que la France accumule un retard par rapport à ses voisins. La création très récente de l’Observatoire National des suicides en 2013 montre ce retard et les statistiques nationales sont encore sujette à controverse. Par ailleurs le lien entre les suicides et le travail n’est pas fait systématiquement et les statistiques sont encore des extrapolations de données incomplètes.

Christian Baudelotest professeur de sociologie à l’École normale supérieure. Il a signé avec Michel GOLLAC une contribution au débat « Que peuvent dire les suicides au travail » ? Il est venu témoigner au procès de France Télécom :


Témoignage au Procès des suicides de France-Télécom

Présentation. Christian Baudelot, sociologue, ancien Directeur du Département de sciences sociales à l’école normale supérieure, membre de l’Observatoire National du Suicide.

Je me suis intéressé au suicide très tôt, objet classique de la sociologie depuis les travaux de Durkheim. J’ai publié avec Roger Establet plusieurs livres sur l’évolution du suicide en France et dans le monde. Ayant participé au collège d’expertise sur le suivi et la mesure des risques psychosociaux au travail dirigé par Michel Gollac, nous avons ensuite réfléchi et publié ensemble un article sur les particularités des suicides liés au travail dans la revue Sociologie. C’est je crois la raison pour laquelle nous avons été invités, Michel Gollac et moi à témoigner dans le cadre de ce procès

Les causes d’un suicide.La causalité d’un suicide, phénomène statistiquement très rare, est toujours multifactorielle. S’y enchevêtrent des composantes organiques, psychiques, et sociales liées à la personne et à son histoire. Mais ce n’est pas parce que le suicide est un phénomène complexe que le travail ne puisse pas y jouer dans certains cas un rôle important. Hors de question d’affirmer que le travail soit la causeunique et principale d’un suicide mais il est clair que dans certains suicides, le travail est bel et bien en cause

La question est : les suicides de salariés de France Télécom ou une partie de ces suicides étaient ils liés ou non aux conditions de travail imposées en 2008, 2009 et 2010 par la direction à ses salariés ? 

Statistiques. Je ne m’engagerai pas dans un raisonnement statistique. Les effectifs sont trop faibles pour autoriser l’établissement de certitudes statistiques. Je me contenterai d’un constat simple et avéré. Il y a eu des suicides en 2009 et 2010 à un niveau supérieur à celui des années précédentes, lesquels ont baissé dès 2011, à partir du moment où la nouvelle direction a changé de politique de management. Je m’appuie sur le Recensement des suicides et tentatives de suicideétabli, avant 2010, par les syndicats SUD et CFE-CGC et après 2010 par la direction et les mêmes syndicats.

Des suicides particuliers.  Des psychologues du travail, des médecins du travail, des psychiatres, des sociologues ont mis en évidence des caractéristiques très particulières propres aux suicides liés au travail. 

Le fait de choisir le lieu de travail, comme l’ont fait au moins six salariés de France Télécom, comme scène du suicide, s’immoler sur le parking d’une entreprise, se défenestrer d’un bureau est un signe, un signal qui indique clairement le sens que les victimes entendent donner à leur acte. Je me suicide ici parce que je n’en peux plus de l’existence qui m’y est imposée. L’origine de ma souffrance, elle est là. Ce signal est la plupart du temps corroboré par des lettres, des sms, des emails, des paroles laissées ou prononcées à des proches, familles , amis , collègues et/ou par des témoignages de proches.. S’y exprime la volonté évidente de la part de la victime d’indiquer un lien, et un lien fort, entre l’acte commis et le lieu de travail. Ce type de suicide, public et argumenté, tranche avec le suicide ordinaire, la plupart du temps privé et silencieux, commis le plus souvent au domicile de la victime, quel que soit le moyen de se donner la mort, pendaison, arme à feu, barbiturique. Le choix du lieu transforme un acte privé en un geste public particulièrement spectaculaire, afin que nul n’en ignore.

Déficit de lien social.Depuis Durkheim, les sociologues s’accordent pour considérer que le défaut d’intégration de l’individu à un groupe social et le déficit de lien social est l’un des facteurs principaux d’un passage à l’acte.  

Or, les nouvelles formes de management développées à France Télécom par le plan Next minaient à la base tout processus d’intégration de l’individu au groupe et du groupe lui même. La remarquable enquête réalisée par Technologia l’a bien montré et Michel Gollac l’a rappelé. La solitude, l’isolement, l’individualisation des tâches et des évaluations, l’anonymat, les pressions exercées sur la mobilité, poussant les salariés à partir vont dans le sens d’un déficit criant d’intégration et de solidarité entre les personnes, de déstabilisation de l’environnement. Les principales caractéristiques d’une situation à risque y étaient donc réunies. La violence de la mutation a d’ailleurs suscité des alertes de la part des syndicats et des médecins du travail. 

Drame de la conscience professionnelle. Des individus fragiles psychologiquement ? Les analyses approfondies des cas de suicides liés aux conditions de travail dans plusieurs entreprises, reposant sur les cv et les trajectoires professionnelles des victimes, des lettres laissées, des témoignages de leurs proches, des courriels, des appels téléphoniques montrent que la personnalité de ces personnes est très différente de celle qui est classiquement décrite dans la plupart des suicides.

Ceux qui se suicident au travail se recrutent parmi les hommes et les femmes qui se sont le plus engagés, le plus investis dans le travail. Celles et ceux qui avaient fait leurs les nouvelles orientations du management qui consiste à réclamer un fort engagement personnel de leurs salariés. Ils sont, très fréquemment, intensément « investis » dans leur tâche, dans l’attente d’une reconnaissance tangible de leur activité par la hiérarchie et ce, d’autant plus qu’ils sont généralement des professionnels confirmés.

Les psychologues et les psychiatres ont souligné l’absence de troubles mentaux préalables chez les victimes. Les raisons de leur suicide résident dans la brutalité des changements des conditions de travail et du sens de ce travail. La vulnérabilité particulière de ces personnes à ces changements vient de ce qu’elles trouvaient leur équilibre à travers une grande implication dans leur travail. Elles font preuve d’une grande exigence, voire d’une rigidité à l’égard d’elles‑mêmes. Leur travail est pour elles une façon de se réaliser. Ceci les empêche d’accepter certains changements du travail contraires à leurs valeurs ou de tolérer un défaut de reconnaissance. Les suicidés se rencontrent, dit Christophe Dejours, parmi les meilleurs travailleurs. 

Suicide vindicatif. Ce type de suicide rappelle un type de suicide découvert par un ethnologue britannique, Bronislav Malinowski (1926), qui en a offert la première description aux îles Trobriand et lui a donné son nom : le suicide vindicatif. Vindicatif doit être pris au sens de « vengeur ». Une personne montait tout en haut du palmier de la place publique, le village s’attroupait au pied et avant de se lancer dans le vide, elle expliquait que le ou la responsable de sa mort était soit un tel, soit telle famille, soit telle injustice dont elle avait été la victime. Bref, elle se vengeait en faisant d’une ou de plusieurs personnes du village les responsables directs de son suicide. Elle indiquait également que son fantôme hanterait toutes les nuits la conscience de cette personne et de ses complices.

On retrouve aujourd’hui cette forme de suicide en Orient, en Chine en particulier où les jeunes femmes mariées à la campagne, contraintes de vivre au domicile de la famille du mari se vengent ainsi des misères que leur inflige leur belle mère qui les traite souvent comme des esclaves. En avalant le désherbant, elles maudissent la belle mère et se vengent ainsi d’elle en transformant les membres de la belle famille en assassins indirects. Tout le monde est désormais au courant du sort injuste que leur réservaient leurs belles mères. Cette forme de suicide existe aussi en Inde. 

Des journalistes hollandais, anglais et américains ont aussitôt fait le lien entre les suicides intervenus à France Télécom et la forme vindicative du phénomène. 

Imitation, Médiatisation ?Il est clair que ce n’est ni l’imitation, ni la médiatisation qui produisent ici le phénomène. Les salariés de France Télécom qui passent à l’acte n’imitent pas leurs devanciers. Ils éprouvent eux mêmes, en tout ou en partie, en fonction de leurs propres configurations psychiques, les mêmes souffrances, souffrances insupportables au point de leur faire  préférer la mort à la vie. La charge de la souffrance au travail, imposée par ce type de circonstances  est énorme. Elle est si forte que la personne ne peut extirper la source de la souffrance qui l’affecte que par la suppression de la personne tout entière. « On supprime l’ensemble et l’avenir pour supprimer le détail et le présent », disait Valéry. (Valéry, 1933, pp. 71‑72). 

Et pourtant, imitation et médiatisation exercent bel et bien une influence, non pas sur le fait de passer à l’acte mais sur la façon de le faire. En se produisant sur la scène publique, au sein même de l’entreprise ou en déclarant que cette dernière en est la responsable, le suicide individuel, provoqué par un haut degré de souffrances devient une forme ultime de protestation sociale. Le suicide de l’autre, je ne l’imite pas, ce n’est pas lui qui m’incite à me tuer, puisque j’ai mes propres raisons de me suicider, même si j’en partage certaines avec les autres, mais leur exemple m’incite à donner à ma mort la même forme de protestation qui devient de ce seul fait non plus individuelle mais collective. Les souffrances individuelles qui sont à l’origine du geste se transmuent alors en une accusation terrible portée contre la politique de l’entreprise. Suicide vindicatif.

Même si ces suicides ont été peu nombreux, leurs auteurs ont réussi à signaler une situation dangereuse pour une grande partie du personnel et leur sacrifice n’a pas été vain. Après 2010, les suicides sont redevenus rares car des corrections sensibles ont été apportées à l’organisation du travail et du management dans l’entreprise. Leur sacrifice n’a pas été vain. 

A la question que je posais à l’origine, une partie de ces suicides étaient ils liés ou non aux conditions de travail imposées en 2009 et 2010 par la direction à ses salariés ?,  ma réponse est donc OUI.


Christophe DEJOURS est professeur titulaire de la chaire de psychanalyse-santé-travail au Conservatoire national des arts et métierset directeur de recherche à l’Université René Descartes Paris V. Il est venu aussi témoigner au procès pour asséner avec force  qu’un seul suicide, à fortiori sur le lieu de travail, est déjà en soi un indicateur d’un climat potentiellement pathogène dans l’entreprise. Mais plus que cela, un seul suicide implique que la direction mettent en œuvre les moyens adéquat pour mettre fin aux risques qui pèsent aussi sur les autres salarié-es.

A l’évidence, France Télécom n’a pas considéré qu’elle devait mettre fin à ses pratiques de management, en particulier les mobilités forcées. Dix ans après, entendre discuter les avocats de France Télécom sur la statistique des suicides alors que l’entreprise a fait obstacle à tout recensement, a quelque chose de rageant.

Les signaux d’alarmes étaient tirés, mais ils étaient débranchés et les hauts parleurs diffusaient de la musique douce !

Patrick ACKERMANN – Fédération SUD PTT

Un commentaire

  1. Bonjour.
    Cela fait une semaine que je lis des articles sur les comptes-rendus d’audience.
    Et les propos des prévenus me donnent la nausée.
    Cela me remue les tripes.
    J espère qu’il n’y aura pas de tentative de suicide en pleine audience, tellement cette première semaine est cruelle.
    Finalement je crois que je n’aurais pas pu y assister.

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