RENTABILITÉ À TOUT PRIX
PAR IVAN DU ROY 15 MAI 2008
Le stress se généralise dans l’ex-entreprise publique confrontée elle aussi à des suicides. En cause : le système de management. Les syndicats tentent de réagir.
Cet article a été initialement publié dans l’hebdomadaire Témoignage Chrétien
Les apparences sont trompeuses. Avec un bénéfice net de 6.3 milliards d’euros en 2007, France Télécom semble avoir brillamment accompli sa transition. En dix ans, depuis l’ouverture de capital, le service public privatisé est devenu la 5ème entreprise mondiale dans le secteur des télécommunication. Acquisition de la marque anglo-saxonne Orange en 2000, acquisition de nombreux opérateurs en Europe, leader français de la téléphonie mobile malgré la concurrence acharnée de SFR et Bouygues, offensive sur le marché des fournisseurs d’accès internet, lancement de chaînes de télévision par ADSL, achat des droits de retransmission du foot… Tout semble réussir à la multinationale qui surfe sur les nouvelles technologies.
La live-box a succédé au minitel pour la plus grande satisfaction des usagers devenus clients, pourrait proclamer un spot publicitaire. Et pourtant… Des « open space » des centres d’appel aux studieux bureaux du « marketing stratégique », un profond malaise règne parmi les 100 000 salariés hexagonaux de la firme safran. Un mal être généralisé qui a pour symptôme la banalisation du recours aux anxiolytiques chez les employés, la progression des arrêts maladie de longue durée, l’augmentation des démissions et l’apparition troublante de cas de suicide de salariés sur leurs lieux de travail.
« Sournois », « vicieux »… tels sont les qualificatifs qui reviennent dans la bouche des employés pour décrire le management appliqué dans leur entreprise. Qu’ils soient cadres, techniciens ou employés dans un centre d’appel, ceux que nous avons rencontrés dressent un terrible panorama de la vie interne. « Nous constatons la montée d’un stress effroyable dans la boîte », résume Pierre Morville, délégué syndical de la Confédération général des cadres (CGC). Le problème a pris une telle ampleur que le sage syndicat des cadres a conclu un improbable partenariat avec les « radicaux » de Sud, deuxième force syndicale juste derrière la CGT. Ils ont créé ensemble, au printemps 2007, un Observatoire du stress et des mobilités forcées. « Tout le problème est d’avoir des statistiques sur les longues maladies, les suicides, le sentiment général de stress. Le mouvement syndical n’est pas aguerri sur cette question », explique Patrick Ackermann, secrétaire fédéral de Sud PTT.
Salariés en détresse
Un premier questionnaire a été mis en ligne en juin dernier. Malgré la réaction hostile de la direction, qui a censuré le site en supprimant quasi immédiatement son accès à partir des ordinateurs internes, 3200 salariés y ont répondu. Les résultats sont accablants : neuf sur dix ne croient pas aux principes généraux de l’entreprise, estiment que leur métier n’y est pas valorisé et pensent que leur hiérarchie ne tient pas compte de leur opinion. 70% ont le sentiment de ne pas avoir réussi leur vie professionnelle. Plus grave, parmi les plus de 45 ans, qui constitent la principale cohorte de salariés (la moyenne d’âge est de 47 ans), les trois quarts se déclarent en situation de stress et 16% s’avouent « en détresse ».
De récents suicides ou tentatives de suicides de salariés sont venus renforcés ce sentiment. Le dernier en date est intervenu à Amboise, en Touraine, le 19 février, où un technicien de 51 ans ans s’est pendu dans un centrale téléphonique. Certains délégués du personnel observent avec inquiétude les boîtes de tranxènes circuler de bureau en bureau. Comment en est-on arrivé là ? Une nouvelle étude vient d’être remise aux syndicats. A la demande de Sud et de la CGC, une équipe de sociologues a mené quarante entretiens avec des salariés du groupe. « Ce qui m’a frappé, c’est l’ambiance de peur : des gens très tendus, confrontés à une absence totale de confiance et qui ont peur de parler. Ce n’est pas une somme de souffrances individuelles. C’est un système de management en partie lié au passage d’une entreprise publique à la privatisation », a constaté la sociologue Monique Crinon, l’une des auteurs de l’étude. Pour les chercheurs, la « stratégie managériale » est clairement en cause. Ils la nomment les « 5 M » : management par le stress, mobilités forcées, mouvement perpétuel, mise au placard, mise à la retraite.
60 000 suppressions d’emplois
La situation à France-Télécom a ceci de particulier qu’elle compte encore prêt de 70 000 fonctionnaires, sur les 100 000 salariés hexagonaux. Ils ont préservé leur statut en échange de l’acceptation de la privatisation et répondent donc aux règles de l’administration : ils ne peuvent pas être licenciés et, s’ils démissionnent, n’ont ni indemnités ni droit aux Assedic. Leur statut s’est paradoxalement retourné contre eux alors que France-Télécom mène discrètement la restructuration la plus importante du pays après celle qui a frappé la sidérurgie il y a trente ans. Depuis 1996, les « congés de fin de carrière » appliqués aux plus de 55 ans ont fait partir 40 000 personnes « en douceur ».
En 2006, un nouveau plan de 22 000 suppressions d’emplois est annoncé et en passe d’être réalisé. 60 000 départs en dix ans ! « C’est terrible. Des services sont désorganisés, le recours à la sous-traitance est massif, il n’y a aucune vision collective », commente Patrick Ackermann. Plus de 10 000 nouvelles suppressions devraient encore intervenir d’ici 2011. Objectif de la direction : faire en sorte que le ratio salarié-chiffre d’affaire se rapproche de celui de ses concurrents. Dans ce contexte, les fonctionnaires trop jeunes pour partir en pré-retraite et trop âgés pour se recaser dans une administration elle aussi mise à la diète, subissent de plein fouet les restructurations et la mutation commerciale de l’ancienne entreprise publique. « Imaginer le traumatisme que cela peut être pour des gens qui viennent de la fonction publique, attaché à France Télécom, en fin de carrière, quand on leur dit : vous ne servez plus à rien », soupire Pierre Morville.
Grèves sporadiques
« La cohabitation des deux cultures met en relief la dureté de la nouvelle », ajoute Monique Crinon. « Les notions de fonctions, de qualité, de métier sont remodelées, et les repères habituels bousculés par une vision quantitative. Beaucoup de gens doivent partir, la mobilité est forcée et les collectifs de travail menacent d’éclater. Les règles ne sont plus claires et apparaissent arbitraires. Cela suscite des résistances qui sont insuffisamment portées par les syndicats, pris de cours par la question du stress ou du suicide. Chacun se réfugie alors dans des stratégies individuelles, qui se retournent contre eux : dépression, maladie, isolement. Il y a une grande inégalité dans la capacité de résister, en fonction du capital social ou de l’âge. »
Face à la dégradation des conditions de travail et à la fermeture de nombreuse agences, des grèves sporadiques ont bien éclaté à Alès, Morlaix ou Quimper. Mais les syndicats ont bien du mal à savoir ce qui se passe au sein des 10 000 établissements de l’entreprise. « France-Télécom constitue un excellent laboratoire pour caractériser cette conception du management par l’incertitude. Elle vise à construire un certain rapport des gens au travail, à leur vie et à eux-mêmes : être en permanence disponible, performant et mobile. Et si les gens ne vont pas bien, c’est qu’ils ne savent pas s’adapter. Toute cause et responsabilité liée à un système, à une organisation, sont niées », estime la sociologue. « Cela fait échos à une vision en vogue. Nous retrouvons cela partout, dans la gestion de la pauvreté ou dans l’éducation. Chacun est renvoyé à son destin individuel. C’est une manière d’exonérer le système. »
Ivan du Roy
La réponse de France Télécom
Nous avons contacté à deux reprises le service de presse de France Télécom dans le but de permettre à la direction de l’entreprise de réagir. D’autant que la multinationale proclame dans son code de déontologie que la transparence est l’une de ses valeurs fondamentales. Après avoir expliqué le sujet de l’enquête, à savoir l’apparente émergence d’une souffrance psychique massive chez les salariés du groupe et l’inquiétude des syndicats face aux suicides qui pourraient en écouler, le service de presse nous a sympathiquement répondu qu’il était pris par « une grosse actu boursière » (suite à la chute de l’action France Télécom le 17 février) et qu’il n’avait pas le temps de traiter les « sujets magazine ». La bourse avant la vie : les priorités ont le mérite d’être claires.
L’hypocrisie de l’Etat français
Le gouvernement veut remettre les seniors au travail et en finir avec les pré-retraites et autres départs anticipés. Avant de prévoir des sanctions individuelles, l’Etat ferait bien de montrer l’exemple dans les entreprises dont il est actionnaire. A France-Télécom par exemple, qu’il détient encore à plus de 27%. La pyramide des âges de l’entreprise montre qu’à 55 ans, les salariés sont poussés en masse vers la sortie. Pourquoi l’Etat cautionne-t-il cette politique ? Peut-être pour diminuer le plus vite possible la masse salariale afin d’accroître les bénéfices de France-Télécom, qu’il s’empressera de redistribuer aux actionnaires, comme les 3.5 milliards d’euros qui leur ont été versés sur l’exercice 2006-2007. Simple hypothèse…