Dans l’analyse célèbre de l’un de ses propres rêves (« L’injection faite à Irma»), Freud considère que ce rêve est la réalisation de son désir de se disculper des soupçons qui pèsent sur lui de n’avoir pas réussi à soigner définitivement sa patiente Irma (laquelle a fait une rechute). Mais il n’est pas dupe des contradictions logiques qui émaillent son rêve : « Tout ce plaidoyer (ce rêve n’est pas autre chose), fait penser à la défense de l’homme que son voisin accusait de lui avoir rendu un chaudron en mauvais état. Premièrement, il lui avait rapporté son chaudron intact. Deuxièmement, le chaudron était déjà percé au moment où il l’avait emprunté. Troisièmement, il n’avait jamais emprunté de chaudron à son voisin. Mais tant mieux, pourvu qu’un seulement de ces trois systèmes de défense soit reconnu plausible, l’homme devra être acquitté. » (Freud, L’interprétation des rêves, 1900).
Cette histoire de chaudron rappelle le plaidoyer de nos adversaires pour tenter de se disculper des conséquences dramatiques des méthodes managériales qu’ils ont mises en place. En effet, si l’on reprend l’ensemble de leurs arguments, on ne peut manquer d’être frappé par le manque de cohérence logique interne à leur « système de défense ». Reprenons les principaux éléments de ce système afin de voir si nous n’aurions pas là les prémisses de ce que nous pourrions appeler « le syndrome du chaudron ».
Bonheur au travail, effet Werther, et comparaison statistique
Commençons par le premier argument, celui du développement du bonheur au travail. Celui-ci, on le sait, correspond à tout une rhétorique mielleuse de la bien-pensance managériale qui a envahi tous les secteurs de l’activité salariée. Cela donne, à peu près, ceci : « L’écoute et la bienveillance, la créativité et la réalisation de soi, l’empathie, sont aujourd’hui nos objectifs premiers car nous nous devons d’être attachés au bonheur de nos collaborateurs ». La communication d’entreprise n’hésite pas à reprendre cette novlangue à son compte pour nier tout lien entre suicide et dispositifs du management : puisque l’on est heureux au travail, on n’a aucune raison de se suicider en lien avec celui-ci.
Deuxième argument utilisé par la défense, celui du suicide par « contagion », ou « mimétisme », autrement appelé « effet Werther ». À l’image d’une vague de suicides qui se serait produite en Allemagne suite à la parution du roman de Goethe « Les souffrances du jeune Werther »[1], la recrudescence inédite des suicides dans l’entreprise s’expliquerait par la « déferlante médiatique » de l’été 2009 portant sur les suicides à France Télécom : « En d’autres termes, l’acmé médiatique précède celle des suicides à France Télécom »[2]. On ne peut qu’être frappé par le lien entre la docte démonstration de Bronner – pourfendeur bien connu de la sociologie critique au nom d’une vision scientiste de la science (qui n’est pas la science) – et la phrase triviale de Didier Lombard : « Il faut marquer un point d’arrêt à cette mode du suicide ».
Enfin, troisième argument repris par nos mains propres prises dans le pot de confiture, celui de la contestation d’une « vague de suicides » au regard d’éléments statistiques…
Le syndrome du chaudron
Laissons-là les nombreuses objections qu’il y aurait lieu de développer concernant chacun de ces arguments. Nous aurons l’occasion de revenir plus en détail sur chacun d’eux. Concentrons-nous plutôt, comme annoncé, sur le manque de cohérence interne du système de défense patronal. Et là encore, nul besoin d’épiloguer très longtemps : comme on l’a sans doute déjà compris, le renvoi à la rhétorique de notre utilisateur de chaudron parle de lui-même.
Résumons donc :
Pour paraphraser Freud, nous dirons « tant mieux, pourvu que l’un au moins de ces trois systèmes de défense soit reconnu plausible, l’important étant de semer le doute dans les esprits. »
- Telle est en tout cas la thèse (discutable et discutée) du sociologue américain David P. Phillips, The influence of suggestion on suicide : Substantive and theoretical implications of the Werther effect, American Sociological Review, vol. 39, juin 1974, p. 340-354
- Gérald Bronner, La démocratie des crédules, PUF, 2013, p. 166-167