Audience du 15 juin vue par Laurent Willemez, sociologue du droit du travail, auteur notamment d’une note de lecture de La Raison des plus forts parue dans La Nouvelle Revue du Travail en ligne.
Voyage judiciaire en grande bourgeoisie économique
En cette matinée du 15 juin, la présidente procède à l’examen de personnalité de quatre des prévenu·es. Dans le public, les parties civiles sont à gauche, et au premier rang des bancs de droite se tiennent les épouses des deux principaux prévenus. Pas moins de quatre interrogatoires auront lieu pendant la matinée, dans l’ordre de la hiérarchie de l’entreprise, et donc des responsabilités. Pour le sociologue, ces interrogatoires constituent un matériau très rare permettant de comprendre les positions sociales des prévenu·es, et de faire le lien entre leurs positions, leurs manières de se percevoir dans le procès et leur responsabilité. Et, sorte de miracle sociologique, quand la présidente du tribunal déroule, comme elle le dit en citant les textes de procédure, « la situation personnelle, familiale, sociale et patrimoniale » des prévenu·es, on se retrouve face à ce que P. Bourdieu appelait l’ajustement parfait entre des positions et des dispositions, et ce d’autant plus qu’il s’agit aussi de comprendre leur « philosophie » et leurs « valeurs. ». Il sera en réalité assez peu question, cette matinée-là, des faits qui leur sont reprochés.
Didier Lombard est X-Télécom, c’est-à-dire double diplômé de l’École polytechnique et de Telecom, ce qui fait de lui certes un ingénieur, comme il aime à le dire sans cesse, mais d’abord et avant tout un membre de la Noblesse d’État, ayant multiplié les positions de pouvoir au ministère de l’Industrie puis chargé par le ministre de l’Économie et des finances d’alors, Francis Mer, de trouver de nouveaux marchés et de nouveaux chiffres d’affaires pour France Télécom, avant de diriger l’entreprise en 2005. Même après son départ en 2012 à la suite des drames pour lesquels il est aujourd’hui présent, il poursuit sa carrière d’intermédiaire entre l’État et les grandes entreprises privées, en participant à de nombreux conseils d’administrations d’entreprises, pour lesquels il touche des « jetons de présence ». C’est maintenant terminé du fait de son âge, et il n’est plus qu’un bénévole conseillant diverses associations. Ses revenus déclarés en 2018 renvoyaient à cette position d’agent de la Noblesse d’État, puisque il touchait à l’époque 16 000 euros par mois. C’est moins aujourd’hui, avec la fin des jetons de présence, mais son patrimoine reste important : il détient son appartement parisien en co-propriété avec sa femme et évoque assez sa maison familiale à Nîmes qui lui donne beaucoup de soucis à cause des charges de déboisement qu’elles lui coûtent. Il faut noter que d’autres biens immobiliers appartiennent à son épouse.
Le regard rétrospectif auquel cet examen de personnalité le contraint semble lui plaire, et il est heureux que sa carrière lui ait permis d’être au cœur de tant d’« innovations ». Et comme tout patron de cette ampleur, il a du « franc-parler » et il est « direct » ; peut-être trop parfois, assume-t-il, comme quand il a évoqué « la mode » à propos de la vague déferlante des suicides dans son entreprise. Mais on ne peut pas lui en vouloir d’utiliser parfois « des mots un peu extrêmes », dans la mesure où il vient d’un milieu (masculin, bien entendu, même s’il ne le dit pas) dans lequel on parle clair et fort, sans mesurer le poids des mots. Il a par ailleurs, également conformément au milieu des ingénieurs dont il dit être issu, beaucoup lu la « littérature » (scientifique donc) sur les suicides ; et il se lance dans une tirade fort confuse sur les causes de vagues de suicides dans le nord de l’Europe. La réalité est pourtant que très rapidement, si l’on en croit sa carrière, il a arrêté d’être ingénieur pour devenir un grand patron, à mi-chemin entre le privé et le public à cette époque des années 2000 où commençaient véritablement à fusionner, comme l’écrit Antoine Vauchez, la sphère du public et celle du privé. Assurance de soi et certitude d’avoir raison malgré la condamnation en première instance – jusqu’à montrer qu’il ne suit pas son avocat (« je vais me faire gronder par mon avocat ») et même corriger la présidente sur une coquille grammaticale dans son expression ! Didier Lombard est bien l’archétype de cette grande bourgeoisie appartenant au champ du pouvoir et qui a fait sa carrière à mi-chemin entre l’État et les entreprises privées.
La position de Louis-Pierre Wenes est assez différente : ingénieur sorti de l’École centrale, ancien officier de marine, il se dit proche du « terrain » ; il se présente comme un technicien, ayant « le sens du concret ». Ses goûts le prouvent d’ailleurs : à la demande de la présidente, il développe assez longuement son goût pour la menuiserie (il aime « travailler le bois ») et l’architecture. Il se présenterait presque comme ayant un ethos artisan et étant issu de la base, « humble » comme il aime à le dire devant les vrais professionnels. La réalité est bien différente : après des positions de cadre dirigeant dans des filiales de Matra, autre ancienne entreprise publique privatisée, il a fait du conseil dans le domaine des achats pour des groupes industriels, avant de retourner chez Orange dans des fonctions de top management. À la fin de 2006, il devient PDG de Orange France, l’entreprise que France Telecom avait achetée, avant de devenir le bras droit de Didier Lombard. Retraité depuis 2010, il partage son temps entre sa passion pour la menuiserie, les voyages qui « nourrissent [s]on esprit », des goûts culturels (lecture opéra et musique classique) et ses petits-enfants, qu’il a emmenés à Venise avec son épouse. Celle-ci a d’ailleurs eu une belle carrière dans les ressources humaines et dans « l’accompagnement » des cadres dirigeants. Ils possèdent en commun une maison à Hyères, dans le Var, et un appartement à Paris. Leur patrimoine est « tombé », à la retraite, à 35 000 euros/mois. Là encore, l’entretien de personnalité nous permet de saisir tous les attributs de la grande bourgeoisie, que ce soit en termes de carrière, de style de vie ou de goûts culturels.
Les choses sont encore différentes avec Brigitte Dumont, qui appartient certes, comme Louis-Pierre Wénès, à la grande bourgeoisie du privé, mais dans son versant lié aux ressources humaines et dans une logique d’ascension sociale intergénérationnelle. Cette réussite sociale se donne à voir dans son patrimoine : même si sa retraite est relativement faible au regard de celles de ses deux supérieurs hiérarchiques (7000 euros net par mois), elle a un patrimoine immobilier de grande ampleur, qu’elle partage avec son époux et son fils.
Sa trajectoire ascensionnelle est assez impressionnante en interne. Après une école de commerce (elle a aussi MBA à HEC, fait en formation continue sans doute dix ans après), elle est arrivée à France-Télécom en 1991. Elle entre au début des années 2000 dans les ressources humaines, où elle a pour fonction de gérer les « talents », « l’essaimage » et les « mobilités ». En avril 2008, elle devient directrice des ressources humaines de France-Telecom France, puis très rapidement de France-Télécom groupe. Elle est aujourd’hui en retraite. Sa passion, c’est le « dialogue social ». Elle aime « négocier les accords » avec les organisations syndicales – ce qu’elle fait d’ailleurs aussi en étant présidente de l’organisation patronale de la branche des télécoms. Elle « aime le dialogue social », elle est « respectueuse des gens avec qui [elle] doi[t] discuter », et elle se plait à « trouver des sujets différents [de négociation] pour des politiques sociales ». Au-delà du système de défense adopté probablement avec son avocat, il faut prendre au sérieux ce goût pour le « dialogue social », pour la négociation collective, où les organisations syndicales sont tout à la fois des adversaires avec qui l’on aime ferrailler et des partenaires avec qui l’on peut parfois se mettre d’accord : c’est là une disposition que l’on retrouve chez nombre de DRH. Elle a par ailleurs eu de nombreuses responsabilités associatives, dans des structures destinées à « aider les gens méritants » (la cause des « jeunes des cités » et celle de l’« égalité professionnelle »). Brigitte Dumont est ainsi une sorte d’archétype des cadres supérieures femmes, totalement inscrites dans les ressources humaines, et un certain nombre d’attributs présentés comme « féminins » sont bien présents, en particulier le goût pour « l’écoute » et le « dialogue ». En cela, elle est la première aujourd’hui à présenter le procès comme une « épreuve très douloureuse et très difficile », même si elle n’exprime pas de regrets. On aurait tort de prendre uniquement pour une stratégie d’avocat cette expression de difficultés et sa préoccupation pour « l’humain », même si celle-ci n’est donc pas allée jusqu’à la remise en cause des mesures drastiques envers le personnel qui ont été réalisées au sein de son entreprise.
Arrive enfin à la barre Nathalie Boulanger. Ancienne directrice territoriale de France Télécom au moment des suicides, est en entrée à France Télécom comme ingénieure télécom, sous le statut de fonctionnaire. Elle a un parcours très varié au sein de l’entreprise, dans laquelle elle a occupé une grande diversité de fonctions et de postes. Elle ne tarit pas d’éloge sur cette « famille » qu’a été pour elle l’entreprise et son « attachement » à celle-ci ainsi qu’à ses salariés. Elle « aime le collectif », se dit « attentive et respectueuse ». Et c’est logiquement elle seule, plus fragile dans ses positions, qui exprime des regrets. Elle évoque « une grosse remise en cause personnelle », elle dit qu’elle a « entendu la souffrance », se pose des questions et pense que « l’on a raté quelque chose. » Cette acceptation de la prise de responsabilité qui arrive enfin, et que la présidente semblait attendre avec impatience depuis le début de la matinée, se double de l’expression de difficultés familiales, liées à une fille malade au moment des faits pour lesquels elle est ici. Et même si elle appartient elle aussi à la fraction de la population la plus riche en patrimoine, celui-ci semble beaucoup moins élevé que pour les autres prévenu·es.
Bien entendu, ces témoignages sont tous préparés, en particulier par des avocat·es qui réfléchissent à la meilleure stratégie pour ne pas faire condamner leurs client·es. On y voit pourtant la force du social et des socialisations, que le procès permet d’exprimer. Chaque carrière déployée ici apparaît comme idéal-typique d’un positionnement dans l’ensemble de la bourgeoisie économique, avec une sorte de dramaturgie saisissante, depuis le haut de la pyramide sociale et de l’entreprise jusqu’à une sorte de dominée parmi les dominants.