- Claude V.
- France Télécom
- 2006
- Paris
En 2006, je reçois un coup de fil sur mon bureau de mon répartiteur (alors que mon téléphone n’est pas répertorié dans les annuaires)… Je décroche et qui m’appelle ? Un cadre 3.3 (Inspecteur de la Commutation) que j’ai connu en 1995 à mon entrée dans France Télécom au grade très bas de 1.2, grade que j’occupe encore en 2006.
Je l’avais perdu de vue depuis au moins 6 ans, et très curieusement, c’est lui qui m’appelle après toutes ces années et il veut me parler. Cela me fait très plaisir, car il avait toujours été un homme très droit et très respectable ! On se reparle de notre première rencontre 10 bonnes années en arrière… On reparle de commutation, de la fin des Pentaconta quand j’arrivais puis des 11F que j’ai vécue… De ce qu’est devenu untel, etc.
Puis, rapidement, je le sens tendu, les silences se multiplient, je le sens rapidement « mal »… Je lui demande « Qu’est-ce qui se passe ? Je sens que ça va pas, et j’aime pas ça, tu m’inquiètes »… Longs silences… Soupirs à l’autre bout du fil…
Je ressens un gros malaise, et ça me vient d’un coup à l’esprit, je lui dis : « Ecoute-moi, je sais pas ce qui t’arrive, mais je vais te dire une seule chose : fais très attention à toi, je te conseille de ne pas rester isolé dans ton coin, car si la boîte te sent tout seul, ils vont te pilonner, ils vont te démolir… Et tu risques de faire une grosse connerie à cause de ces c… là ». (J’avais tellement peur pour lui que je n’ai jamais prononcé le mot « suicide » au téléphone).
Silence au bout du fil… Je rajoute : « Je te conseille de ne pas rester seul et d’aller voir un syndicat, SUD ou CGT, mais de ne surtout pas rester isolé… » Il me répond : « Ah non, les syndicats, je n’ai plus confiance depuis la reclassif et après la privatisation, non… ».
Alors, après m’être répété et avoir usé de toute ma force de conviction, il arrive enfin à m’expliquer son problème : son Directeur d’Unité l’a convoqué, lui a supprimé son poste, et veut l’envoyer sur une plateforme téléphonique avec un casque sur la tête à répondre au téléphone toute la journée, c’est-à-dire un travail répétitif (très pénible de surcroît) d’exécution, soit 4 ou 5 grades en dessous de ses qualifications ! C’est un choc pour moi, d’autant que je connais ses capacités, lui faire ça à lui, ce n’est pas possible !
Je lui réponds que son Dirlo n’a pas le droit de faire ça… Il me répond : « Mais tu ne connais pas Daniel T. ! C’est un furieux ! ». Je comprends de suite, car j’avais eu quelques échos…
Je lui explique qu’en 2002, 2003 et 2004 j’ai aussi été victime de « furieux » comme lui et que j’ai alors pris un avocat spécialisé en droit public et que je les ai traînés au Tribunal en rendant systématiquement coup pour coup pour ne pas me faire broyer. Je lui donne le numéro de téléphone de mon avocat que je connais alors par cœur, je lui dis de lui téléphoner immédiatement et qu’il va lui donner un RDV et lui expliquer la marche à suivre…
Une fois que je lui ai bien remonté le moral en lui parlant du bon vieux temps et raconté comment je rembarrais tous mes petits chefs et autres dirlos lorsqu’ils étaient incorrects, on se quitte, et je préviens aussi mon avocat au téléphone.
Quelques semaines plus tard, on se rappelle, il m’explique que mon avocat a rédigé et envoyé une LRAR au Directeur Daniel T. pour lui rappeler la loi et les décrets de grade, et l’impossibilité statutaire de le muter de force sur un poste de rang (très) inférieur… Voyant la lettre de l’avocat, le Directeur s’est calmé et a ensuite proposé au cadre 3.3 un poste de rang équivalent et a pu « tenir » jusqu’à ce que ce Directeur parte quelques mois plus tard… pour mon unité…
Je reste encore persuadé aujourd’hui que ce cadre 3.3 était désespéré et en grand danger lorsqu’il me téléphona, et que si je n’avais pas été présent ce jour-là au répartiteur pour prendre l’appel, il aurait pu « faire une connerie irréversible». Je précise que j’ai ressenti ça en 2006 avant que la vague des suicides soit connue dans les médias : mais depuis 2003-2004, autour de moi, j’avais déjà appris le suicide ou la disparition dans des conditions ambiguës de quelques agents de la petite cinquantaine, ce que je trouvais déjà bizarre…