- Leon De Ryel
- Orange
- 2000
- Meurthe-et-Moselle
La touche pipi !
(Article paru dans le journal RésisteR n°61 - Avril 2019)
Originaire d’un petit village à proximité de Lunéville, Maurice Lenoir (1) quitte la petite ferme familiale au début des années 70. Partagés entre fierté et inquiétude, ses parents l’accompagnent sur le quai de la gare de Lunéville. Destination Paris, la rayonnante et mystérieuse capitale qu’ils n’ont jamais vue.
Il faut dire qu’à 20 ans notre Maurice n’a quitté le cocon familial que pour « accomplir » son service militaire en Allemagne. C’était pas pareil. Il était encadré (mal) et l’armée le logeait (mal), l’habillait (mal), le nourrissait (mal). Il en était revenu transformé. De l’adolescent qu’il était en partant, Maurice était devenu un beau jeune homme à son retour au village. Dans la famille Lenoir, on rêvait de lui trouver une épouse parmi les jeunes filles des fermes d’alentour, qui ne manquaient pas de lui jeter des regards gourmands à la messe du dimanche.
L’attrait de Maurice pour les travaux des champs ou la traite des vaches s’était peu à peu dissipé. Un copain de régiment lui avait vanté le plaisir qu’il aurait, libéré de son service national, à retrouver son boulot aux PTT, plus précisément aux télécommunications, en plein développement. Sur les conseils de ce dernier, Maurice s’était inscrit à un concours d’agents des lignes, qu’il avait réussi grâce à sa bonne connaissance des préfectures et sous-préfectures françaises, des villes et capitales d’Europe et du monde… et de quelques notions d’électricité.
Hormis ses expériences de jeunesse, de la ficelle tendue entre deux pots de yaourt, il ignorait tout de la transmission de la parole, de la téléphonie et des télécommunications. Au village, à ne posséder le téléphone, il n’y avait que le docteur, la pharmacienne, à la Poste et chez les Grandjean, la plus grosse ferme du canton.
À Paris, un peu comme à l’armée, il est pris en charge par l’Administration. Il bénéficie d’une petite chambre dans un foyer des PTT. Après une formation pointue de plusieurs mois, Maurice est titularisé au service des lignes dans la banlieue parisienne. C’est l’époque du « grand boum » du téléphone des années 75. Apparenté par son épouse à l’équipementier de téléphonie du groupe Schneider, le président de la République, Giscard d’Estaing, démocratise le téléphone à l’aide d’emprunts publics… et fait plaisir à sa famille ! La construction d’un immense réseau et de centraux téléphoniques devient une grande cause de service public. Il s’agit de connecter tous les citoyens qui en font la demande, du Parisien lambda jusqu’au paysan isolé sur les crêtes vosgiennes, pour le même prix, au nom de l’égalité républicaine, au nom du service public.
Après deux ans passés à Paris, Maurice obtient sa nomination pour Lunéville. Mariage, naissance des enfants, construction d’une maison, réussite au concours de conducteur de travaux des lignes, Maurice connaît ses meilleures années dans la « grande famille des PTT ». Il encadre une équipe d’une dizaine d’agents avec lesquels, par tous les temps, il plante des poteaux, tire des câbles et raccorde avec la satisfaction du travail bien fait des centaines, des milliers de ses concitoyens… Il connaît la plénitude quand il se voit nommé chef de secteur en remplacement de son supérieur parti à la retraite. Ses responsabilités sont plus importantes. Il dirige une trentaine de collègues et gère un budget de plusieurs millions de francs en fonctionnement et en investissement, pour l’extension du réseau. Il en assure également la maintenance. Pour le sous-préfet de Lunéville, comme pour les directeurs de toutes les administrations ou les patrons des entreprises privées du Lunévillois, il est LE « directeur » de France Telecom, leur unique interlocuteur, celui sur qui on peut compter, de jour comme de nuit, par tous les temps, pour remplacer un poteau tombé sur la chaussée ou raccorder un câble arraché par une pelleteuse. Pour Maurice, comme pour ses collègues, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, ils ne peuvent ni ne veulent rêver mieux. Ils ne s’imaginent pas comment ce « bonheur d’aller au travail » va tourner au cauchemar !
Bien sûr, il y avait eu cette alerte des syndicats en 1989. À la suite d’un « grand débat public » de pure forme, le projet était devenu, sans en changer une virgule, la réforme Quilès. Finis les PTT : elle séparait La Poste et France Telecom, et changeait leur statut d’administration d’État en deux établissements autonomes de droit public. Cette réforme était censée les protéger de toutes tentatives de privatisation (2) ! Clownerie ! Aux opposants syndicaux et politiques qui l’accusaient de vendre les meubles et de priver l’État de recettes substantielles, Quilès, soutenu par ses copains du PS et/ou syndicalistes à la CFDT, affirmait avec assurance que « l’impôt rapportera à l’avenir beaucoup plus à l’État » (3) !
Maurice Lenoir, comme tous ceux qui arrivaient « aux lignes » et à qui on faisait comprendre qu’il était préférable pour eux de le faire, avait pris sa carte à la CGT. Il n’avait rien contre les syndicats, mais, pour devenir cadre, on lui avait fait comprendre qu’il serait mieux qu’il prenne ses distances. Message entendu. Maurice avait cessé de payer ses timbres et avait épousé la réforme et son corollaire : compétitivité, productivité, rentabilité…
Malheureusement pour lui, peu après l’an 2000, depuis les miradors de la direction nationale de Paris, les vautours du libéralisme, qui connaissaient à peine l’existence de Lunéville, restructurent à tout-va, centralisent comme jamais et décident qu’il n’y a plus lieu de maintenir ce petit centre. Un beau matin, Maurice apprend ce que veut dire l’acronyme anglophone TTM – Time To Move – ou, en français, « il est temps de partir » ! Le centre de Lunéville est supprimé ! Les agents sont mutés d’office au centre de construction des lignes de Nancy. Seul cadre, Maurice est muté lui aussi à Nancy, mais dans un centre d’appels spécial pour cadres, chargés des relations commerciales avec les entreprises. Double peine : il « bénéficie » d’un changement de métier forcé, doublé d’une mobilité géographique avec un déplacement journalier de 70 kilomètres… hors du temps de travail, bien sûr, et à ses frais !
La cinquantaine bien sonnée, à quelques années de la retraite, Maurice prend son nouveau service « la boule au ventre ». Il pénètre dans un grand « open space ». Alors qu’il avait son propre bureau, à Lunéville, avec son nom sur la porte, on lui explique qu’il n’a pas de bureau attitré et que, chaque jour, il en changera et qu’il est donc interdit de le personnaliser avec des photos de famille ou autres objets personnels. Puis, on lui remet un mode opératoire, savamment étudié, qu’il doit respecter à la lettre pour atteindre ses objectifs commerciaux. Chaque matin, un petit « brief » permet de féliciter le meilleur vendeur de la veille, de la semaine ou du mois. Le classement est affiché. Les primes pleuvent pour les meilleurs, les moins bons sont regardés de côté car ils pénalisent l’ensemble du service. Les premiers temps, Maurice fait le dos rond, comme le font les vaches de son père par mauvais temps. Ce rapprochement avec le monde animal, souvent enchaîné, toujours dirigé, le plonge toujours plus dans une dépression qu’il garde pour lui-même. Jusqu’à ce jour où il craque. Son « chef de plateau » est venu le chercher aux chiottes parce qu’il y avait des appels en attente et que c’était mauvais pour les stats ! Maurice se confie à un militant syndical de Sud qu’il avait connu aux lignes. Ce dernier demande une audience à la direction. Au cours de celle-ci, Maurice et le délégué mettent en évidence la mise en danger du personnel par ce management digne d’un capitaine de galère. Ils dénoncent les conditions de travail, ils expriment leur révolte face à l’irrespect subi au quotidien par les brimades ou les remarques acerbes et infantilisantes. Enfin, ils révèlent, ce que leurs interlocuteurs savent déjà, le stress grandissant qui gagne la quasi-totalité du personnel et le recours quasi généralisé aux barbituriques pour « tenir le coup » !
Depuis la mise en place nationale d’un « observatoire du stress », à l’initiative de deux syndicats (CGC et Sud), la macabre comptabilité des suicides commence à se répandre dans tous les services et dans les médias. Le directeur de l’établissement ne peut l’ignorer et déclare s’en inquiéter. En conclusion de l’audience, il reconnaît la maladresse dont a été victime Maurice, dictée selon lui par la nécessité de résultats. Il affirme qu’il n’a jamais douté de la conscience professionnelle et des compétences de Maurice et de ses collègues. Il pense qu’il ne s’agit que d’un problème d’organisation. Il s’engage à trouver un moyen pour y remédier… rapidement !
Ce fut rapide, très rapide ! Deux jours plus tard, Maurice rappelle le délégué :
« Tu ne devineras jamais leur trouvaille ! Dans la nuit, ils nous ont installé une touche “pipi”, qui comptabilise sur un bandeau d’appels, à la vue de tous, le nombre de salariés partis se soulager. » Un communiqué, repris par la presse et agrémenté d’un joli dessin de Delestre dans L’Est républicain, mettra fin à la plaisanterie de la « touche pipi ». Malheureusement, rien ou presque ne sera fait pour améliorer les conditions de travail et mettre fin aux stress et aux dépressions, en particulier dans les centres d’appels, qui ont fait florès depuis.
À France Telecom / Orange, de restructurations en fermetures de sites, de mobilités forcées en pressions quotidiennes, ce sont plus de 40 000 emplois qui ont disparu : départs en retraite non remplacés, migrations vers d’autres administrations ou encore mise en place d’un « congé de fin de carrière » qui a permis aux bénéficiaires de sortir de l’enfer avant que ne sonne la retraite. Une insupportable inhumanité a même poussé un DRH national à intégrer le nombre de décès, dont les suicides, dans son plan prévisionnel de l’emploi pour l’année suivante !
En mai prochain, doit se tenir le procès intenté par tous les syndicats en mars 2010 contre les dirigeants de l’époque et leurs pratiques managériales criminelles. Au-delà du jugement, ce sera le procès d’un système capitaliste qui se tiendra… Sans attendre, n’est-il pas venu le temps de dire à Macron, à ses amis milliardaires et à tout ce système, « TTM… il est temps de partir » ?
Léon De Ryel
(1) Les noms ont été changés.
(2) On mesure aujourd’hui la « pertinence » de cette prévision. France Telecom est devenue la multinationale Orange, à capitaux majoritairement « privés » et La Poste est aujourd’hui une société anonyme à capitaux publics… pour combien de temps encore ?
(3) Comme pour les autoroutes et prochainement les aéroports ou les barrages (voir RésisteR! N° 60, février 2019) et grâce à l’évasion ou à l’optimisation fiscale, ce sont les grandes fortunes qui sont les seuls profiteurs de cette réforme. Comme la famille Bouygues ou Xavier Niel, patron de Free et 8e fortune de France, qui a placé une partie de sa richesse personnelle à Malte, ou encore Patrick Drahi, patron de SFR et 11e fortune de France, qui est résident fiscal en Suisse et a des placements financiers à Guernesey, au Luxembourg et autres paradis fiscaux. Qu’ont-ils à dire Quilès et ses potes privatiseurs de l’époque sur les milliards de capitaux accumulés ces dernières années, grâce à l’internet et au réseau téléphonique d’origine publique, par Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – ces GAFAM, qui ne paient aucun impôt dans les pays dont ils tirent leurs profits et qui redistribuent des miettes à ceux qui produisent leur gagne-pain, pendant qu’ils ripaillent avec leurs rentiers d’actionnaires ?