Lettre ouverte à Didier Lombard
Au soir de l’audience du procès France Télécom du 3 juin 2022
L’audience du 3 juin, vue par Annie Thébaud-Mony, sociologue, Directrice de recherche Inserm, présidente de l’association Henri Pézerat, auteure, entre autres, de Travailler peut nuire gravement à la santé, La découverte, et de La science asservie, La découverte.
Aujourd’hui, 3 juin 2022, c’est mon tour d’écrire une chronique sur l’audience de ce matin au procès pénal dont vous, Didier Lombard, êtes le principal prévenu, avec quelques-uns de vos ex-collaborateurs. Et c’est à vous que je souhaite m’adresser.
Parce que vous avez fait appel de la décision vous condamnant en première instance, celles et ceux que la justice désigne comme « les parties civiles » sont contraints de revenir témoigner de ces faits gravissimes : le suicide d’un père, d’un frère ; revenir encore et encore sur l’enchaînement des faits qui ont conduit à ces drames dont la genèse se situe dans le travail. Exprimer encore et encore le (non)sens et la disqualification vécues qui ont frappé ces techniciens expérimentés. Redire la violence d’un « harcèlement institutionnel » aux très nombreuses victimes. Devoir expliquer ce que cela signifie dans la vie des familles. Quand on aime, quand on a aimé, le deuil n’existe pas. L’absence est souffrance et le drame est sans fin !
En écoutant Juliette et Mathieu Louvradoux, puis Jean Perrin, je n’ai pu m’empêcher de penser que, dans ces circonstances, Didier Lombard, de votre part faire appel relève d’une effective cruauté. En faisant appel, vous saviez d’avance qu’au nom de la mémoire et de l’amour, ces enfants d’un père mort si tôt, cet homme souffrant de la mort de ce frère irremplaçable, devraient à nouveau témoigner pour que justice soit faite.
Rémy Louvradoux s’est immolé par le feu. Robert Perrin s’est tué à l’arme à feu. L’un et l’autre ont rendu compte de leur geste par des lettres qui – quoique vous disiez – s’adressent à vous, Didier Lombard, vous qui avez décidé des stratégies de (dés)organisation du travail dans l’entreprise France Télécom. Ces travailleurs de l’État, fonctionnaires, convaincus d’avoir accompli jusque-là une mission de service public, ont vu disparaître ce qui faisait sens pour eux dans leur activité. Vous les avez considérés comme des travailleurs « surnuméraires ». A tout prix, 22 000 d’entre eux devaient partir et ceux qui restaient se transformer en « commerciaux », afin que les dividendes des actionnaires remontent. Vous êtes fier d’avoir accompli cette remontée financière de la multinationale France-Télécom qui vous a valu quelques médailles et un « parachute doré » d’un montant indécent.
Avant d’aller plus loin, je souhaite citer ici quelques paroles de Juliette et Mathieu Louvradoux, si jeunes et si dignes, venus témoigner devant cette cour d’appel.
Juliette Louvradoux : « Après la mort de mon père, j’ai vu ma mère et mon frère changer. J’ai ressenti en silence leur angoisse. J’ai dû grandir, sortir de l’enfance et gérer seule ma souffrance. […] Je n’ai pas voulu laisser ma mère seule parce que je craignais qu’elle suive mon père. […] Mon père était courageux, bon, formidable. Cela fait 11 ans qu’il est mort. Il n’est plus là, mais eux [les prévenus] continuent à faire carrière. […] Être obligé de revenir au procès, dire la souffrance, la colère… Qui a conscience des conséquences pour les familles ? Dans ce témoignage, j’ai parlé avec mon cœur ».
Mathieu Louvradoux : « 11 ans. J’avais 11 ans quand mon père est mort. C’est aussi le temps qui s’est écoulé depuis qu’il est mort. Ce n’est que maintenant que je réalise que j’aurais connu mon père plus mort que vivant. […] C’est maintenant que je prends la mesure de la mort de mon père et les questions sont là : qui l’a poussé à faire cela ? Quatre ans après le procès en 1e instance, je me retrouve devant la cour. […] Deux mondes s’affrontent, d’un côté mon père, 56 ans, fonctionnaire, mort. De l’autre, Monsieur Lombard, les honneurs et la sortie par la grande porte. […] C’est difficile à porter ce fardeau ! […] Lors de mon premier CDD, je retrouve ce que mon père a connu : la pression sur les anciens parce qu’ils coûtent trop cher. Moi je suis parti. J’ai eu la chance de partir sans être empêché de partir. Mon père, lui, a essayé de partir. Il a posé des candidatures mais là cela passait par France Télécom qui n’a pas transmis ses candidatures ! […] Comment faire partager ce que je ressens. Transmettre ce mal n’est pas possible. […] Ce procès est profondément politique. L’histoire de la souffrance de mon père est celle de la violence. Leurs profits ont valu plus que sa vie. »
Et Mathieu Louvradoux a cité Eric Vuillard qui, dans son livre L’ordre du jour, parlait de ces juifs ayant préféré le suicide aux chambres à gaz d’Hitler : « Leur mort ne peut s’identifier au récit mystérieux de leurs propres malheurs. On ne peut même pas dire qu’ils aient choisi de mourir dignement. Non. Ce n’est pas un désespoir intime qui les a ravagés. Leur douleur est une chose collective. Et leur suicide est le crime d’un autre. »
En fin d’audience, vous avez voulu prendre la parole. Le moins que vous puissiez faire était alors de reconnaître qu’il était impossible de ne pas être ému par ces témoignages. Et vous avez eu cette parole terrible : « je ne veux pas polluer ce moment d’émotion par des considérations déjà évoquées en première instance et lors de l’instruction ». Ne pas polluer ce moment d’émotion… C’était déjà largement fait par vos ex-collaborateurs qui ont froidement mis en avant ce que Marie-Anne Dujarier appelle « le management désincarné », la bureaucratisation extrême des relations hiérarchiques, quitte à faire passer les victimes pour responsables de leur propre « inadaptation » à ce que vous appelez tous, « l’évolution technologique ». Personne n’était donc responsable de rien dans cette entreprise !
Et pourtant si, Didier Lombard ! Vous aviez une responsabilité que vous refusez d’assumer, celle qui a donné lieu à ce principe fondamental du Code du Travail : « l’obligation de sécurité du chef d’entreprise », qui est issue d’une loi fondamentale adoptée le 12 juin 1893 sur l’hygiène et la sécurité dans les établissements industriels, loi selon laquelle ces derniers « doivent être aménagés de manière à garantir la sécurité des travailleurs ». Et bien sûr, il s’agit tout autant de la sécurité psychique que physique.
Cette obligation vous a été rappelée par un avocat des parties civiles. Vous aviez la responsabilité de la mise en application des Principes généraux de prévention (code du Travail), vous a-t-il rappelé. En février 2002, les juges de la Cour de Cassation en ont fait le fondement de la « faute inexcusable de l’employeur » dans les affaires de maladies professionnelles liées à l’amiante, en prenant soin de préciser que l’obligation de sécurité du chef d’entreprise est une « obligation de résultat » et pas seulement de « moyens ». Ce matin vos collaborateurs ont tenté de persuader la cour que la direction de France Télécom avait mis les moyens pour le « bien-être » des salariés de l’entreprise, sans parvenir à convaincre sur les raisons de l’échec terrible de ces moyens soi-disant mis en œuvre.
En écoutant les enfants de Monsieur Rémy Louvradoux et le témoignage de Monsieur Jean Perrin, je m’interrogeais sur la manière dont vous les écoutiez, sur ce que vous auriez à dire. Je savais que vos collaborateurs et vos « conseils » étaient aux aguets pour que ces témoignages ne vous mettent pas en difficulté. Votre adjoint direct, Louis-Pierre Wenès, qui n’avait pas de réponse à apporter aux questions de la présidente du tribunal, a craqué à la barre, laissant échapper sa colère et une forme de désarroi. Cela vous laissait le beau rôle, une fois encore : jouer le registre de l’émotion, en l’absence de toute reconnaissance de responsabilité.
Et l’aventure France Télécom devenue Orange continue, brisant d’autres vies à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise, en toute invisibilité, tandis que s’accumulent les preuves scientifiques que cette « évolution technologique » que vous considérez comme inéluctable, génère d’autres dangers, tue d’autres vies, y compris chez les enfants exposés aux champs électro-magnétiques, omniprésents partout du fait des installations téléphoniques. Certes, vous et les autres « opérateurs » de téléphonie, vous avez su faire ce qu’avant vous, les industriels de l’amiante avaient réussi : assujettir des scientifiques pour pouvoir continuer des marchés juteux sans entraves réglementaires, au péril de vies pour vous anonymes. Vous récusez ces dangers mais la réalité de ceux-ci s’impose de plus en plus dans l’espace public. De cela non plus vous ne vous sentez, bien sûr, pas responsable. Et pourtant ! C’est bien cette « évolution technologique » que vous avez choisi et dirigé dans les funestes années Next et ACT, qui en a assuré l’essor et la pérennité, un fois encore au péril de la vie.