Audience du 17 juin vue par Fabienne Hanique, sociologue, auteure notamment de Le sens du travail. Chronique de la modernisation au guichet, érès.
La raison des plus forts et de leur dame.
Afin de parer autant que faire se peut les pénibilités des chaleurs caniculaires qui étoufferont la journée, l’audience a été avancée d’une demi-heure…
Il est 8 h 20 lorsque j’entre dans la salle d’audience.
A mon tour de découvrir la magnificence des lieux vantée par les chroniqueurs précédents : boiseries sculptées et dorures de la république, blasons portant haut la vocation de la salle (lex / jus)… mais également, il faut en convenir, une configuration spatiale peu pratique pour qui, dans le public, souhaiterait tout voir, tout entendre….. La salle est vaste et haute, mais également étroite et longue. En dépit de l’installation de micros, tout porte à penser qu’il faudra tendre l’oreille et se montrer attentif pour saisir le moindre détail de ce qui se jouera là-bas, à la barre, entre le déposant et la présidente.
De part et d’autre de l’entrée, deux séries de bancs en bois, rehaussés de cuir attendent le public.
La rangée de gauche – dans le prolongement des avocats des parties civiles – est occupée par une quinzaine de personnes que l’on suppose immédiatement – et par de menus détails : regard un peu fatigué, tendu, solidarité manifeste entre les personnes présentes – être les plaignants.
La rangée de droite, dans le prolongement des accusés et de leurs avocats, est beaucoup plus clairsemée. Seules deux femmes d’un certain âge pourtant indéfini (65 ? 70 ans ?), serrées l’une contre l’autre, portant chic et cependant discret, sont assises au premier rang. L’une et l’autre tiennent à la main un carnet noir et un stylo.
Je reconnais, pour les avoir déjà vues et observées en première instance, les épouses de messieurs Wenès et Lombard, ceux-là même dont il sera question toute au long de cette audience entièrement consacrée à leur interrogatoire récapitulatif.
L’enjeu du jour consiste à vérifier le niveau de responsabilité et donc de culpabilité de l’un et de l’autre « dans la mise en œuvre d’une politique d’entreprise et la création d’un climat anxiogène visant à déstabiliser les agents ».
Pour ne rien perdre de ce qui se passera à la barre, je décide de m’installer au plus près, là où la place est libre… en l’occurrence, juste derrière ces dames.
Une installation qui ouvre la curiosité de celles-ci, qui l’une et l’autre, d’un coup de tête furtif se retournent vers moi.
Dans ces dix minutes qui précèdent l’ouverture de séance, c’est une ambiance calme presque décontractée qui anime l’ensemble des personnes présentes. A ma gauche, les représentants des parties civiles discutent à bas bruit. Sur la scène du tribunal, des robes noires passent et repassent, s’installent, s’apostrophent calmement, parfois gentiment. Le ballet est feutré…
Ce ne sont pourtant pas moins de 36 avocats qui se font face, dans une répartition parfaitement équilibrée : 18 de part et d’autre.
Reconnaissable entre tous, l’inénarrable maitre Veil continue de promener ici et là son ton patelin, déborde « son périmètre » symbolique de l’espace de la défense, et traverse la salle de long en large, salue un tel, plaisante avec un autre, vient chuchoter à l’oreille de madame Lombard – sa cliente –, avant de lancer une aimable taquinerie à madame Wenès. Gloussement poli.
Debout, dans l’allée centrale, deux hommes discutent calmement. Ce sont les deux protagonistes du jour : messieurs Lombard et Wenès.
Étonnante ambiance qui ne laisse rien présager de la gravité de ce qui se joue ici.
L’entrée de la juge et de ses assesseurs quelques minutes plus tard aura pour effet immédiat de ranger chacun à sa place et de les figer dans le silence.
« Vous pouvez vous asseoir » – tous, nous nous exécutons d’un seul mouvement.
Seul, à la barre, Monsieur Wenès se tient debout.
« Eh bien je vois que vous êtes déjà en place » commente la présidente…
- Bah oui… mais faut dire que j’étais… prévenu, ironise d’emblée M. Wenès, se tournant trois quart droite pour apprécier le succès de son bon mot.
Sa décontraction sera vite rectifiée. La présidente pose immédiatement le rappel des faits : le climat anxiogène dont il est question et dont ces messieurs sont présumés responsables, s’est traduit concrètement par de la pression au travail, du contrôle excessif et intrusif, de l’absence d’étayage RH, des manœuvres d’intimidation, ayant conduit à l’enregistrement des 39 victimes »…
« Au moins ! » entend-on en écho, dans un soupir venant des parties civiles…
L’audience du jour – et les deux interrogatoires de messieurs Wenès et Lombard – porteront essentiellement sur une question : que saviez-vous ? Que saviez-vous, vous, monsieur Wenès qui étiez Directeur des Opérations France, puis directeur général à partir de 2006 jusque octobre 2009, date à laquelle vous avez quitté France Telecom, en continuant toutefois d’assurer, trois mois durant, le rôle de conseil de Didier Lombard ?
Que saviez-vous, vous, monsieur Lombard, qui, en 2005, avez été nommé Président Directeur Général de France Telecom jusqu’en 2011 ?
- Que saviez-vous des conséquences de ce que vous vous aviez mis en œuvre avec les plans ACT et NEXT
- Que saviez-vous des souffrances des salariés ?
- Que saviez-vous des alertes qui avaient été rédigées à plusieurs niveaux, et des suicides…
Rien , rien , rien, plaideront opiniâtrement l’un et l’autre, en dépit d’un interrogatoire récapitulatif serré de la part de la présidente (3 heures pour L.P Wenès, 2 heures pour D. Lombard). Si la partition diffère, chacun d’entre eux restera campé sur ses positions initiales, déjà énoncées en première instance, et ce, au mépris du scrupule parfois :
« Monsieur Wenes, vous dites n’avoir rien su des alertes et du stress…
- De l’inconfort
- Du malaise des salariés face à la politique systématique de déstabilisation…
- Je ne dirais pas systématique. Il se peut que certains aient interprété la politique en ce sens, mais ce n’était ni systématique… ni généralisé.
- Vous dites donc n’avoir rien su…
- Non, et je ne m’explique pas pourquoi personne n’est venu me voir pour me dire que ça n’allait pas
- … ni du management, ni des salariés, ni des organisations syndicales, ni du résultat de l’observatoire du stress.
- Rien vous dis-je…
- Et pourtant, vous créez la cellule d’écoute ?
- Bien sûr… moi, j’agis. L’Observatoire observe, la cellule agit.
- Mais pourquoi avoir créé la cellule si vous n’aviez pas d’alertes ?
- Parce que… parce que j’ai à cœur, si un seul de mes salariés était en souffrance, de le savoir. La cellule d’écoute avait cette fonction de renseigner sur ce point… Et j’en suis fier… et d’ailleurs, je vous rappelle que les OS étaient contre !
- Ils étaient contre une prise en charge individuelle au mépris d’une considération sur l’organisation
- Ah bon… d’accord, alors si quelqu’un souffre, on s’en fout ? Eh bien, moi, non.
Monsieur Wenès n’a donc rien su, mais pourtant « agit ». Pour le « reste » (les alertes, les difficultés, les souffrances), cela était de la responsabilité exclusive d’Olivier Barberot (DRH, déclaré coupable en 1ère instance, et n’ayant pas fait appel). Dont acte !
« Monsieur Lombard ?
- Ma position, madame la présidente, a toujours été « on ne touche pas au personnel »… et je trouve paradoxal qu’on m’adresse des reproches sur ce point.
- Effectivement, vous ne pouviez pas « toucher » au personnel, et en particulier les fonctionnaires qui bénéficiaient d’un statut spécial, préservant notamment leur emploi.
- Oui, non, à dire vrai. Je ne suis pas très au fait de ces spécificités. Vous savez, je ne suis pas DRH.
Moi, mon rôle, et je l’ai assumé, était de redresser une entreprise qui sans moi, aurait rendu l’âme. Et je suis fier de ça, parce que si tel n’avait pas été le cas, ce n’est pas de 22 000, mais de plus de 100000 personnes dont on parlerait aujourd’hui.
Monsieur Barberot, décidément, était le seul à blâmer… Qu’importe qu’il ait été sous les ordres ou en lien avec messieurs Wenès et Lombard, qui eux, de leur côté, faisaient leur travail : sauver l’entreprise, et déployer NExT – un plan de déploiement excessivement vilipendé…
En dépit des cinq heures d’échanges soutenus, rien ne semble percer les positions et la raison de chacun.
In fine, alors que Monsieur Lombard semble exprimer une lassitude sur la durée de l’interrogatoire et la faim qui tenaille (il est 13h30), madame la présidente lâche, non sans une pointe d’aigreur :
- Je rappelle, monsieur Lombard, que cet ordre d’interrogatoire a été sollicité par votre défense, et ce, précisément pour ne pas vous créer… d’inconfort »
- Mais je ne me plains pas… et d’ailleurs, je ne dépose pas plainte pour harcèlement… » …
Petit regard trois quart droite… satisfaction gourmande du bon mot….
Décidément, ces messieurs Wenès et Lombard sont de fins plaisantins.
Tout au long de l’audience, ma camarade chroniqueuse du jour (avocate de formation, assise sur le même banc) et moi-même étions donc installées derrière ces dames, ordinateur sur les genoux, tapant sur le clavier avec la même frénésie, nous efforçant de ne rien perdre de ce qui se dit.
Au bout d’une bonne heure, le tapotis ininterrompu des doigts sur le clavier avait fini par susciter un mouvement – mi-inquisiteur, mi-impatient – de madame Lombard, juste devant moi.
Elle se retourne, croisant mon regard.
Sans réfléchir, je retrouve, en la circonstance, les réflexes d’une élémentaires politesse. « Je vous prie de m’excuser. Le bruit vous gêne ? Vous préférez que je m’éloigne ? ». Manifestement rassurée par cette proposition, elle s’excuse à son tour : « Non bien sûr, mais… vous êtes journaliste ?
– Non, c’est pour le travail…
– « D’accord, ne vous inquiétez pas, il n’y a pas de problème » finit elle, dans un sourire, avant de brandir discrètement son carnet : « Moi aussi, je note tout… »
Devant mon air interrogateur, elle poursuit : « Pour les enfants, pour qu’ils aient un rapport objectif… »
A la fin de l’audience, madame Lombard se lève, se retourne immédiatement et me sourit. Elle est soulagée, le dit et commente : « c’est bien, il a dit ce qu’il avait à dire, ce qu’il devait dire… et ça s’est bien passé. »
Je l’interroge alors :
- Vous êtes là, tous les jours ?
- Oui, enfin, le plus possible. C’est-à-dire, nous devons les soutenir, ils en ont besoin. Nous sommes les épouses, lance-t-elle, associant du regard et me présentant sa compagne d’infortune : « c’est l’épouse de Louis-Pierre ».
Je poursuis l’échange
- Mais précisément, pour vous, comment ça se passe ? Ça ne doit pas facile…
Soupirs et acquiescements silencieux qui en disent long… mais quoi précisément ?
- Qu’est-ce qui a été le plus difficile pour vous ?
Ma curiosité est sincère… les questions se bousculent dans mon esprit…. C’est vrai, comment fait-on pour « être les épouses » et soutenir sans faille ceux dont la responsabilité est, quoiqu’ils en disent, indiscutablement engagée dans ce drame ? Comment fait-on pour entendre jour après jour les accusations mais surtout les témoignages poignants, les larmes, la dignité douloureuse, l’étendue des dégâts… pardon, des « inconforts » vécus par les salariés et familles des disparus…. Et précisément, face à l’exposé de ce gâchis inouï de compétences, de solidarités, d’engagements, de vies enfin…. Qu’est qui a été le plus difficile pour elles ?
C’est madame Lombard qui répondra immédiatement avec ce que je perçois comme un désir manifeste d’être enfin écoutée… « Oui, ça été terrible, si vous saviez… ».Je cherche à deviner quel drame ici énoncé elle reprendra, mais la voilà qui revient sur la période 2009-2011, et qui évoque dans une grande émotion le jour où « Didier » a appris le premier suicide, « il a saigné du nez, ce qui ne lui arrive jamais »… et la tension dans laquelle il était et qui inquiétait son épouse. « Il n’était pas bien pendant cette période : il cassait des verres, ça lui tombait des mains… et il a même eu un accident de voiture, lui qui conduit si bien… »
Elle est là devant moi, petite dame au sourire fatigué, au chagrin dérisoire au regard des anéantissements ressuscités à la barre… et pourtant tellement réel.
Dans mon esprit, je rectifie l’appréciation que j’avais eue à mon arrivée, en les voyant de dos. En réalité, ce n’est pas 65 ou 75 ans qu’elle doit avoir, mais près de 80 ans, tout comme son mari, Didier Lombard.
Le voilà qui s’approche d’ailleurs, non sans méfiance, d’abord. Il la sonde du regard, puis, manifestement rassuré, se tourne vers moi qu’il ne semble pas voir comme hostile et me remercie, sans même savoir ce que je suis en train de faire.
Il est affable, à la hauteur de sa réputation de « bon ».
Je sens en moi toute la complexité de la situation que je suis en train de vivre : venue au palais pour, à mon tour, nourrir la légitime critique d’une équipe objectivement coupable d’un harcèlement managérial meurtrier, et cependant, attentive à entendre également l’expression du vécu de la femme du coupable.
Une fois encore, je me surprends à avoir espéré que par son long travail de clarification et de mise à jour de la vérité, la justice offre également un cadre favorisant la reconnaissance, la contrition, la co-construction d’une vérité douloureuse, le partage. On appelle ça, un espace d’humanité…
Je salue le couple Lombard, les quitte, et sors du palais.
Au passage du sas, je me trouve derrière L.P Wenes, qui discute avec un de ses avocats. Il est question des « élucubration ténébreuses du cerveau de madame la présidente ».
Décidément, « La brute » semble elle aussi ne pas pouvoir déroger à son image.
En sortant de cette audience, j’ai perdu espoir : que dire de cette journée, si ce n’est que la raison des plus forts – et de leur dame – semble profondément cadenassée.