Audience du 24 juin vue par Denis Perais, syndicaliste à SUD Intérieur
Criminels de guerre… sociale
Ce 24 juin 2022, c’est l’heure des réquisitions du ministère public incarné pour l’occasion par Yves Micolet et Valérie De Saint-Félix. Plus de sept heures au total, simplement interrompues d’une pause de… vingt minutes.
Il fallait par conséquent être en bonne forme physique et mentale pour affronter cette course d’endurance correspondant à l’équivalent de trois marathons dans la même journée (pour les meilleurs de la spécialité).
Et visiblement Yves Micolet l’était. Lui qui répondra dans un rare moment de légèreté à la présidente qui commençait [un peu] à s’impatienter de la longueur de son réquisitoire : « Je fais 60 kilomètres à vélo toutes les semaines pour me préparer ». Pour le « Tour de France » ?
Ce qui me frappera d’abord c’est le ton monotone, monocorde et sans éclats de voix des représentants du ministère publics rendant encore plus implacables un réquisitoire d’autant plus cinglant que remarquablement précis.
Extraits.
Si le procureur concèdera qu’il était « certain que les prévenus étaient animés d’une volonté vertueusede sauver l’entreprise […] confrontée à une dette abyssale de 70 milliards d’euros », c’est pour mieux la battre en « brèche » et analyser ce qui ressemble de la part de Didier Lombard, Olivier Barberot, Louis-Pierre Wenès (les concepteurs), Nathalie Boulanger-Depommier, Brigitte Bravin-Dumont, Guy-Pierre Cherouvrier et Jacques Moulin (les complices) à l’organisation rationnelle en bande organisée (1) de « l’objectif impératif » : supprimer « coûte que coûte » 22 000 emplois et imposer une mobilité à 10 000 autres pour satisfaire la feuille de route des plans Next et Act.
Et parmi eux, une très grande majorité de fonctionnaires qui n’étaient pas… licenciables mais « coûtant 20 % plus cher que les salariés [sous statut] privé ». L’avocat général avancera le chiffre de 13 000/13 500. Au premier rang desquels on retrouvait les « lignards », des parasites : « On va tout faire pour écarter ceux qui sont devenus inutiles pour la société [France Télécom] ».
« La seule solution [pour les évincer], le harcèlement […] Pour 13 000 personnels, il n’y a que le harcèlement moral qui permettra d’y arriver […] Il faut mettre la pression. Il faut inciter les salariés à partir […en] conditionnant les managers à la brutalité ».
Yves Micolet analysera fort justement ces manœuvres comme l’organisation « méthodique […] d’un « délit de harcèlement moral comme un outil industriel afin de parvenir à leurs fins […] On peut penser que plusieurs milliers de salariés ont été victimes de harcèlement ».
Le ministère public détruira la fable aussi grotesque que pitoyable échafaudée lors de ce second procès par Didier Lombard, Louis-Pierre Wenès et leurs avocats : nous n’étions pas au courant, le seul responsable, c’est Olivier Barberot – le directeur des ressources -, il nous a caché la réalité.
« Il est important d’écarter cette thèse : je ne suis pas au courant […] Une légende tout à fait fausse […] Didier Lombard était parfaitement au courant de ce qui se passait […] Non seulement Didier Lombard donnait des instructions, mais il était au courant des remontées de terrain du plan Next […] M. Lombard a totalement pris part à l’infraction […] M. Wenès était parfaitement au courant […] Il y a une adhésion totale [de sa part…]. Il avait la possibilité de s’opposer à Didier Lombard […] Il n’assume pas. Sa responsabilité est tout à fait la même que celle de Didier Lombard ».
Quant à Olivier Barberot, il faisait partie du « triumvirat » et avec Pierre-Louis Wenès, « Ils n’avaient pas carte blanche, ils devaient rendre des comptes [à Didier Lombard] ».
Charger l’absent parce qu’il s’est finalement désisté de l’appel qu’il avait initialement interjeté de sa condamnation en première instance – quel manque d’imagination…
Quant au caractère proclamé comme non intentionnel de leurs agissements, le ministère public le pulvérisera également : « Les réorganisations incessantes sont une volonté de harcèlement organisé […] Ils savaient que ces agissements dégradaient les conditions de travail des agents ».
Yves Micolet résumera l’ensemble de ces mensonges en pointant « l’extrême mauvaise foi des dirigeants ».
Pour autant, ces crimes de guerre… sociale n’auraient jamais pu être possible sans la participation active de milliers de manageurs « formés à harceler de façon scientifique » par l’école de management interne créée pour l’occasion « pour obtenir de manière méthodique le départ des agents de France Télécom […] en [les] conditionnant à la brutalité ».
Cette entreprise de « lavage de cerveaux » aura une conséquence terrible : « harcelés, ils sont devenus harceleurs ». A la fois victimes et bourreaux. Quelle funeste perspective.
L’organisation d’un conditionnement des manageurs aux politiques sociales les plus violentes fait (malheureusement) toujours des émules. Ainsi, ceux de l’administration dans laquelle je travaille (la préfecture de la Seine-Maritime) et de plusieurs autres sont conviés le 13 septembre 2022 à une première session intitulée « Manager avec des contraintes d’effectifs ». Elle est pilotée par un organisme privé.
Pas de quoi se réjouir, car cela annonce un nouveau durcissement dans les rapports sociaux au moment où les réorganisations engagées sans discontinuer dans nos services depuis près de quinze ans se poursuivent. Sans avoir conduit jusqu’à aujourd’hui à des conséquences aussi dramatiques qu’à France Télécom, il n’en demeure pas moins que de plus en plus d’agents sont « rincés » aussi bien physiquement que mentalement, les alertes lancées par les représentants du personnel restant lettre morte…
L’histoire se répète.
Si, Yves Micolet ne fera pas (explicitement) le procès de la politique économique néolibérale – « On peut trouver ça discutable [l’obsessionnelle réduction des coûts en personnel pour restaurer un haut niveau de profits…], mais c’est la logique du marché » –, tout son propos en constituera implicitement bien un.
Notamment en assénant que la fin ne justifiait pas les moyens : « Les conseils [des prévenus] mettent en avant les « contraintes économiques ». On a oublié cette première obligation […celle] d’assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs » visée à l’article L4121-1 du code du travail.
Puis en enchaînant : « L’enjeu, c’est de mettre de l’humain. La plus grande faute des prévenus, c’est de l’avoir oublié […] Je crois que la faute la plus importante, c’est de maintenir cette trajectoire [de suppression de 22 000 postes et de 10 000 mobilités…]. Ce qui est répréhensible, c’est d’essayer de moduler, d’adapter la situation. C’est ça, l’élément grave, c’est d’avoir continué malgré la connaissance que c’était impossible [d’atteindre les objectifs sans recourir…] au harcèlement moral ».
Pour conclure sur le déni total maintenu par les prévenus en envoyant un petit clin d’œil à l’un des plus grands et lucides pourfendeurs du capitalisme : « Je vais citer l’évangile, pas celui de Karl Marx : « Il n’y a pas de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir ».
Qu’on se le dise plus que jamais, oui, le capitalisme tue. Le réquisitoire en aura été une (nouvelle) sinistre démonstration.
Le 16 novembre 2008, et alors que les conséquences dramatiques des méthodes mortifères de Didier Lombard et de sa bande sont déjà trop bien connues, il reçoit pourtant – au théâtre Marigny devant un parterre de grands patrons et de journalistes depuis longtemps émerveillés (2) – des mains du ministre du budget de l’époque, Eric Woerth, « Le Grand prix du manager BFM », les auditeurs de la station l’ayant plébiscité, entre autre pour « la performance financière et boursière de l’ancien monopole public » (La Tribune, 30 novembre 2008).
Récompenser un criminel de guerre… sociale, tout un symbole.
Si aujourd’hui, les médias dominants ne sont plus aussi dithyrambiques, ils ont globalement brillé par leur absence ce 24 juin, et plus généralement sur l’ensemble de la durée du procès ; eux qui sont pourtant si prompts à dénoncer les méfaits des… « racailles » [des quartiers populaires » et non en « col blanc »] « protégés » scandaleusement » par le [prétendu] laxisme de la justice à leur endroit.
Mes mots de la fin ira aux milliers d’agents de France Télécom et leurs proches broyés par une politique de terreur sociale organisée minutieusement autant qu’assumée.
Pour eux, la légère aggravation de la peine sollicitée par le ministère public – douze mois d’emprisonnement sont six mois avec sursis [au lieu de 8 mois avec sursis lors du premier procès] 15 000 euros d’amende – à l’encontre de Didier Lombard et Louis-Pierre Wenès et une peine identique au titre de leur complicité pour Nathalie Boulanger-Depommier, Brigitte Bravin-Dumont, Guy-Pierre Cherouvrier et Jacques Moulin (4 mois de prison avec sursis et 5000 € d’amendes) , apparaîtra sans doute bien faible.
Ce que j’aurais aimé : que ces milliers de travailleurs – eux encore envie – aient pu témoigner lors de ce procès de leur calvaire.
Denis Pérais, syndicaliste à Sud Intérieur
(1) L’article 132-71 du code pénal dispose que « constitue une bande organisée au sens de la loi tout groupement formé ou toute entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’une ou plusieurs infractions ».
(2) « Depuis que Didier Lombard a été nommé PDG en février 2005, France Télécom a repris du poil de la bête. En renouant avec une stratégie conquérante en Europe, ce polytechnicien de soixante-six ans aux allures de père tranquille peut se targuer d’avoir remis l’opérateur historique français en ordre de bataille » (Les Echos, 6 juin 2008)