18 mai 2022
Une chronique à deux mains pour cette audience du 18 mai 2022 : Fabrice Larcade & Mélissa Viguié, magasinièr-es à la Bibliothèque Nationale de France. Respectivement membre et secrétaire nationale de Sud Culture Solidaires, tous deux membres des Commission juridique de Sud Culture Solidaires et Conditions de travail de Solidaires.
« Je ne nie pas qu’il y ait eu un certain nombre d’événements graves et malheureux. Ce que j’affirme, c’est qu’il n’y a pas eu de crise de suicides chez France Télécom. »
Louis-Pierre Wenès, ex-Directeur Général-adjoint sur les opérations France
« Ils ne pouvaient pas ne pas savoir… »
C’est par ces mots que s’achève cette quatrième journée d’audience du procès en appel des ex-dirigeant-es 1 de France Télécom/Orange, ces mots d’une ancienne employée, et déléguée syndicale élue à l’instance représentative nationale, qui témoigne à la barre des tentatives désespérées d’interpeller ces dirigeant-es sur le mal-être profond et généralisé des employé-es. Malgré les tentatives de déstabilisation des avocates de la défense, elle relate posément les alertes répétées des différentes organisations syndicales entre 2007 et 2009 sur la souffrance engendrée par les restructurations incessantes et la réduction du personnel.
Cette journée, consacrée aux victimes et aux alertes, selon le découpage thématique de la présidente du siège Pascaline Chamboncelle-Saligue, débute avec la lecture d’extraits de messages laissés par les personnes suicidées. Une anthologie de désespoir et de souffrance pointant directement le travail comme causes qui interroge sur les responsabilités des dirigeant-es dans ces drames.
Car ce sont les questions qui leur sont posées aujourd’hui : Savaient-ils ? Comment pouvaient-ils l’ignorer ? Et celles qui viennent logiquement à la suite : qu’ont-ils fait pour produire cette situation ? Ou que n’ont-ils pas fait pour l’empêcher ?
« Je n’étais pas là », « je n’étais pas au courant », « je ne peux pas commenter », « ce n’était pas mon périmètre », « cela ne relevait pas de ma responsabilité et de ma fonction », « je devais redresser une entreprise et faire face à la concurrence, vous pensez vraiment que j’avais le temps de m’occuper de ces questions ? » répètent en boucle Didier Lombard, Louis-Pierre Wenès ou Brigitte Dumont.
Durant toute la matinée, les prévenu-es vont nous décrire la philosophie « humaniste » et les modalités du programme Act, volet social du plan NExT. Tout a été fait pour faciliter l’adaptation ou le départ (forcément « volontaire ») des salarié-es. Malgré les lourdes contraintes qui pèsent sur eux – la dynamique concurrentielle, l’endettement, les directives de Bruxelles ou du régulateur (c’est-à-dire l’État français), l’évolution technologique – et qui les délestent de toute responsabilité, la mise en place des formations et des espaces de développement (« de dégagement » diront les employé-es ingrat-es) constituaient un accompagnement sur mesure dont peu d’entreprises peuvent se vanter, et au prix de grands sacrifices.
« J’ai fait mon boulot, j’ai ouvert le robinet (des crédits de formation). On a fait ce qui fallait et il fallait les prendre par la main. » déclame Didier Lombard, dans une posture paternaliste qui contraste vivement avec la prétention de favoriser la « créativité » chez les employé-es, avec l’empowerment 2 vanté par Pierre-Louis Wenès, dont la seule fonction réelle est de les placer dans l’obligation de rechercher eux-mêmes et elles-mêmes un nouvel emploi, permettant à l’employeur de se défausser de son obligation légale de reclassement.
Au cours de cet exercice, il est frappant de voir à quel point les dirigeant-es se sont enfermé-es dans la boucle d’un discours auto-référentiel, formaté dans des cellules de communication interne, que ce soit dans l’exposition de leur programme comme dans les parades aux questions posées par les avocat-es des parties civiles, par le ministère public ou par la présidente, parfois lassé-es de leur propre redondance : « j’ai déjà répondu en première instance, et pendant l’instruction. » (Louis-Pierre Wenès)
La présidente interroge : « Vous ne pouvez pas élaborer un plan abstrait sans mesurer ses effets dans le réel à l’aide d’indicateurs permettant les remontées et les réajustements nécessaires. La politique a-t-elle été infléchie au fur et à mesure des évènements ? À défaut de cela, assène-t-elle, on s’enferme dans une fiction qui écarte les données du réel. N’y avait-t-il pas un caractère incantatoire ? »
A l’instar de cette abstraction propre aux architectes-urbanistes de l’après-guerre, qui faisaient des plans magnifiques sur le papier, croyant trouver les solutions aux problématiques contemporaines en éludant toute une partie (et surtout la question humaine) qui viendrait complexifier voire invalider leur plan, les prévenu-es se sont concentré-es sur leur plan de redressement. Ils emploient volontiers le terme de « focalisation », qui dit bien en lui-même qu’on écarte volontairement de son champ de vision certaines dimensions pour ne viser que les moyens d’atteindre ses objectifs. « Financiers ? » interroge la présidente, « opérationnels » rétorque Louis-Pierre Wenès. Nous connaissons aujourd’hui les conséquences sociales de ces beaux programmes urbanistiques comme nous connaissons les ravages du lean-management. Pour le reste, ils et elles se sont fié-es à leur infaillible ressenti et à leur parfaite connaissance de l’âme humaine.
Sur ces fondements solides, ils et elles peuvent donc affirmer leur ancrage dans le réel et renversent la charge : ce sont les autres qui souffrent d’une imagination féconde et déréglée.
En premier lieu, les employé-es :
« Je ne dis pas que les mobilités étaient à l’origine des souffrances, je dis que les salariés se l’étaient imaginé. Il fallait éradiquer cette idée » (Didier Lombard), « le sentiment des victimes de ne pas avoir eu droit à la formation » (Brigitte Dumont), « qu’ils jugent les formations inadéquates, c’est facile à dire. Je ne veux plus en parler, ce n’est pas la réalité » (Louis-Pierre Wenès), de même que Michel Deparis, suicidé le 14 juillet 2009, avait « fantasmé » son insécurité professionnelle.
Les différents canaux d’alerte ensuite, pourtant variés et sans liens nécessaires entre eux : organisations syndicales, Observatoire du stress et des mobilités forcées, Inspection du travail, cabinets indépendants d’expertises, médecins du travail. Tandis que tous les voyants sont au rouge, les dirigeant-es d’alors s’obstinent à les ignorer et à les dénigrer : manque d’objectivité, déficit d’outils de mesure sérieux. À leurs yeux, la seule crise existante est le produit de cette partialité ou de cette incompétence : « crise médiatique » délétère ou « fabrication a posteriori » d’une réalité falsifiée.
Dans ce même attachement à affronter le réel, Didier Lombard affirme n’avoir pas lu les rapports d’expertise ou l’ordonnance de renvoi auxquels il semble préférer Goethe 3 ; Louis-Pierre Wenès nous dit avoir « refusé » de lire La machine à broyer 4 dont il savait a priori que c’est un tissu de mensonges opportunistes, « un effet de manche ». Obstination à ne pas savoir, ou à le prétendre.
Le réalisme, la science, l’objectivité est de leur côté, de l’autre, l’amateurisme, la fiction. En tant que syndicalistes, siégeant-es au CHSCT, cela nous évoque forcément pour ces situations de « dialogue social » durant lesquelles nous sommes confronté-es à ces discours abstraits qui se donnent l’apparence de la neutralité et de la rationalité alors qu’on nous oppose systématiquement des fins de non-recevoir car notre perception est biaisée par notre « idéologie ». Libre à nous donc d’adopter leur grille de lecture et leur terminologie, d’entrer dans leur réel, LE réel.
Qu’ils aient donné en coulisses des consignes directes sur la brutalité à employer ou non importe peu finalement ; la « nécessité » affichée de réduire la masse salariale, la volonté revendiquée de « mettre en mouvement » et les dispositifs qu’ils ont mis en place dans cette perspective (restructurations, désorganisation des collectifs, surveillance – open space et double-écoute -, concurrence entre les salarié-es) ont suffi amplement pour ouvrir la boite de Pandore et engendrer les comportements managériaux les plus prédateurs : harcèlement, placardisation, humiliation, infantilisation, violences verbale et symbolique. Seul-es les plus fort-es devaient survivre aux transformations qu’implique l’évolution. Ces décisions et procédures sont bien évidemment justifiées par l’urgence (« traverser la tempête » de la dette et de l’ouverture à la concurrence), par la norme (« toutes les entreprises font la même chose ») et par la fatalité (« il n’y avait aucune alternative »). Ils se sont par contre dotés des moyens d’ignorer les conséquences de leurs décisions : partition des responsabilités, monologue écrasant sur leur vision de l’entreprise, mépris des alertes de toutes sortes et blocage des instances de représentation. « J’ai du mal à imaginer un dialogue avec les organisations syndicales » déclare Louis-Pierre Wenès.
C’est ce que confirmeront les deux camarades de la CGT et de SUD, anciennes employées de France Télécom/Orange, qui se succèdent à la barre en fin d’audience, respectivement comme témoin et comme partie civile. Elles racontent par le menu toutes les entraves au fonctionnement des instances où la quasi-totalité des délégué-es du personnel ont tenté de tirer la sonnette d’alarme, le mépris ouvert des dirigeants à qui elles ont rapporté la souffrance générale qui régnait dans l’entreprise. Elles témoignent de la détresse que leurs collègues leur adressaient en tant que représentantes, et du refus catégorique des supérieur-es hiérarchiques de l’entendre. Elles dressent enfin la liste des tentatives d’intervention en instances ou à la marge ainsi que des actions collectives 5 qui ne laissent plus aucun doute sur la connaissance que les prévenu-es pouvaient avoir de la situation.
« Aveuglement ! », lance la présidente à l’adresse des prévenu-es. Un aveuglement délibéré, obstiné, qui va jusqu’à contester les chiffres des suicides ou à réfuter les statistiques sur le profil des victimes qui permettent de mettre en valeur la dimension systémique de la souffrance au travail. Pour les prévenu-es, ces suicides ne renvoient qu’à des situations individuelles, complexes et obscures, « humaines ». « La science humaine, ce n’est pas simple » nous apprend Nathalie Boulanger, ex-directrice territoriale.
« tous les dirigeants savaient… Ils savaient… ».
1 Nous avons fait le choix de ne pas systématiser la féminisation du texte : soit parce qu’il s’agit de citation des
intervenant-es qui n’emploient pas le mode inclusif, soit, lorsqu’il s’agit de désigner les dirigeants car nous
rappelons que le trio de direction (Didier Lombard, Louis-Pierre Wenès et Olivier Barberot) est exclusivement
masculin et principal accusé, les autres prévenu-es l’étant à titre de complices. Nous soulignons ainsi également un
caractère propre aux directions générales des entreprises multinationales où la parité est quasi-inexistante.
2 Exemple caractéristique d’un concept issu des mouvements sociaux, désignant une capacité pour des groupes à
s’autonomiser dans la conduite de leurs luttes collectives, que le néo-management s’est approprié pour le
transformer en stratégie active de lutte individuelle pour la promotion dans la chaîne hiérarchique, plaçant ainsi l’employé-e dans une attitude de concurrence permanente vis-à-vis de ses collègues de travail dans la course au mérite, sous couvert de devenir «acteur » ou « actrice » de sa carrière.
3 Les dirigeant-es de France Télécom ont pu se référer au suicide par mimétisme appelé « effet Werther » en
référence à l’ouvrage de Goethe, Les souffrances du jeune Werther, qui avait engendré une vague de suicides dans
la jeunesse romantique de la fin du XVIIIème siècle par identification au malheureux héros du roman, et qui font
écho au mot « malheureux » de Didier Lombard sur la « mode » des suicides. Les expertises statistiques, dans le
dossier France Télécom/Orange montrent que nous ne sommes pas dans ce cas de figure qui implique une
homogénéité des profils des personnes concernées.
4 Dominique Decèze, La machine à broyer. Quand les privatisations tuent : France Télécom, Jean-Claude Gawsewitch Éditeur, 2004
5 En 2007, à Alès, les salarié-es avaient pendu des mannequins et menacé de faire sauter le bâtiment avec des
bouteilles de gaz. François Cochet, membre du cabinet d’expertise Secafi en témoigne ainsi : « Dans le rapport,
nous indiquons ceci : « Nous ne nous trouvons pas en présence de personnels réfractaires au changement », car ils
ont déjà vécu des changements dans leur carrière. Leur réaction n’est pas le fruit d’une rigidité ou d’un refus du
changement, mais le désarroi de voir s’effondrer un édifice que l’on a contribué à bâtir. Et nous avons alerté
explicitement sur le risque de suicide. À la suite de cette mission, Olivier Barberot, directeur exécutif chargé des
ressources humaines, et Guy-Patrick Chérouvrier, DRH France, ont demandé à nous rencontrer en septembre 2007.
À notre grande stupeur, nous avons alors compris qu’il ne s’agissait pas de se préoccuper de la situation décrite
mais de nous reprocher d’avoir écrit ce rapport. L’idée que les dirigeants d’alors n’aient pas été au courant des
alertes faites ne résiste pas à l’examen des faits. »
https://rh.newstank.fr/article/view/148414/france-telecomdirigeants-etaient-prevenus-risque-suicide-francois-cochet.html