Chronique du procès FT Journée du 22 juin, plaidoiries des parties civiles vue par Romain Pudal, sociologue
Du mépris managérial
La journée du 22 juin était consacrée aux plaidoiries des parties civiles. Se sont donc succédées les avocates exposant chacune (je n’ai assisté qu’à des plaidoiries d’avocates en l’occurrence) avec un angle d’attaque spécifique et en fonction des parties civiles représentées son analyse du dossier France Télécom et demandant in fine et sans le moindre doute possible, la confirmation en appel de la première condamnation. Au-delà de l’émotion qui parcourt régulièrement la salle à l’écoute des souffrances endurées, face aux familles, collègues ou ami-e-s endeuillé-e-s et plus encore que l’argumentation juridique, rigoureuse, documentée, implacable, ce qui m’a frappé, c’est la récurrence des mêmes questions… des questions qui hantent la salle, les couloirs, les conversations et probablement les consciences et les mémoires. (Jusqu’où) savaient-ils ce qu’ils faisaient ? L’ont-ils fait sciemment ou non ? Comment ont-ils pu ignorer les multiples alertes ? Comment ont-ils pu ne pas entendre et ne pas voir ? En sociologue, on s’intéresse souvent aux conditions de possibilité de tel ou tel phénomène et c’est donc ainsi que je vais tenter de proposer des pistes d’interprétation.
Déni ou mensonge…
Mais d’abord une remarque s’impose me semble-t-il : une avocate rappelle que les prévenu-e-s ont toutes et tous prétexté de leurs qualités morales, éthiques, voire de leurs valeurs religieuses ou encore de leur amour de l’entreprise pour expliquer qu’ils n’ont pas pu faire les atrocités qui leur sont reprochées ou en tout cas pas sciemment. Comment concilier cette déclaration qui semble sincère et la réalité de l’horreur vécue par les salariés de France Télécom lorsque ces dirigeants étaient au pouvoir ? Sont-ils cyniques à ce point, sont-ils aveugles à ce point ? Comment peuvent-ils se méprendre sur eux-mêmes en affirmant des choses que leurs actes – ceux-là mêmes que la justice a déjà caractérisé conduisant à leur condamnation – semblent nier ou démentir constamment ? En toute morale, en toute éthique, pourquoi donc avoir fait appel enfin ? Dans Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paul Veyne a écrit de belles pages sur la possibilité pour les mêmes êtres humains de faire une chose et d’affirmer son contraire, d’incarner la raison et de sembler adhérer aux superstitions les plus basiques en l’occurrence. On serait tenté de se demander en écho : les dirigeants de France Télécom croient-ils à leurs mythes ? Entre déni et mensonge, une avocate tranche sans hésitation : il s’agit d’un mensonge, puisque tout cela est conscient. Un syndicaliste dans les couloirs s’interroge à haute voix : s’ils nous mentent à ce point, c’est peut-être qu’ils se mentent d’abord à eux-mêmes. Cette idée est à mon avis très juste. Pourtant comment y voir clair dans ces tiraillements du for intérieur, dans ce clair-obscur des consciences ? Comment s’y repérer dans ce dédale de propos contradictoires ? Car enfin, s’ils n’avaient rien à se reprocher, pourquoi avoir détruit des enregistrements, dissimuler ou édulcorer des propos ? martèle une autre avocate. Comment concilier leurs déclarations de moralité et la réalité des pratiques que les avocates des parties civiles développent tour à tour faisant le lien entre les malheurs et les souffrances de chaque victime et la logique managériale, le harcèlement moral institutionnel et organisationnel qu’a représenté France Telecom ?
Rationalité et cynisme
Par ce beau titre, le philosophe Jacques Bouveresse nous alertait il y a déjà de nombreuses années sur les multiples dérives et dangers du « progrès », ce mythe contemporain. Pour lui, il était évident que la rationalité si chère à tant de nos dirigeants (politiques, experts et managers de tous poils) et si dévoyée dans leur bouche, ne pouvait qu’accoucher des pires monstruosités sans garde-fou moral. Le cynisme, là encore dans sa version contemporaine et managériale, n’est-il pas la pire des abjections morales ? Combien de fois dans ces plaidoiries aura-t-on entendu les mots « décomplexer », « galvaniser », « désinhiber » pour qualifier les formations internes de l’ « école du management » France Télécom. Le cynisme s’apprend donc, se pense, se travaille pour atteindre une telle perfection. Quand la franchise, l’efficacité, la détermination (des qualités managériales magnifiées et que chaque prévenu s’est félicité de posséder à un titre ou un autre) ne sont que les mots respectables qui cachent une tout autre réalité : la brutalité, l’agression, l’irrespect et le mépris. Voilà sans doute une première condition de possibilité : manipuler le langage pour qu’il serve à dissimuler le réel. Pas étonnant qu’Orwell ou Klemperer aient été convoqués dans ce Tribunal.
Mais au cours des plaidoiries, apparait aussi un autre procédé à l’efficacité redoutable : il faut, d’une façon ou d’une autre, déshumaniser l’autre, celui ou celle qui devra subir la politique de restructuration. « Déshumaniser » le mot est trop fort pour les prévenu-e-s et leurs avocats, on s’en doute. Mais passons outre leur indignation morale, et voyons plutôt de quoi il retourne : une petite équipe de managers, totalement et délibérément coupée des salariés, attelée à monter des plans, fabriquer des indicateurs de performance ou autre, plongée dans les tableaux Excel et les indicateurs. L’humain, dans tout cela, évidemment disparait. Ce n’est pas une dérive, un dévoiement, c’est le but. Les chiffres en définitive ne se rebiffent pas, ne se plaignent pas, ne critiquent pas et eux, au moins, ne se suicident pas… Les mots des avocates là encore le disent clairement : « déconnectés », « hors-sol », « aveugles et sourds »… Apparaissent alors au fil des plaidoiries les figures du patriarche, du capitaine de bateau, de l’ingénieur en chef, de la super RH, autant de figures du manager rationnel et… cynique. La seconde condition de possibilité se niche ici me semble-t-il : dans cet apprentissage systématique de la déshumanisation par le cynisme.
Le juridique et le moral
S’il appartient à la cour de trancher de la culpabilité personnelle ou organisationnelle du harcèlement moral ayant conduit tant de gens à mettre fin à leurs jours et tant d’autres à vivre dans d’atroces souffrances le reste de leur vie, on peut toutefois souligner la forte dimension morale de ce procès qui interroge la société dans son ensemble et le modèle économique et social qu’elle souhaite défendre ou incarner. Tant de souffrances pour quoi en définitive ? Des téléphones, des voitures, des marchandises de toutes sortes d’une société de consommation malade de son consumérisme ? C’est évidemment une question. Mais ce qui frappe surtout à entendre les plaidoiries, c’est que le mythe de la performance et de la rentabilité emporte tout sur son passage : les collectifs de travail, les solidarités, les fiertés professionnell-e-s, la qualité, le sens du travail, et même ô comble de l’ironie, la satisfaction et la confiance des usagers et des clients. Alors maintenant qu’ils ne peuvent pas ne pas savoir, ont-ils un sentiment de repentir voire un sentiment de honte ? Une avocate en doute : pour faire preuve de repentir, il faut du courage et le courage est une vertu morale que n’ont pas les prévenus, dit-elle en substance…
A France Télécom comme dans tant d’autres secteurs du monde social, une valeur est constamment raillée – le respect – et une qualité humaine constamment attaquée – la dignité. Car que fait-on quand on affirme qu’il n’y a que des « winners » et des « loosers » et que « certaines personnes ne sont rien » ? Ces violences symboliques comme dirait Bourdieu, ces outrances et ces agressions verbales qui constituent autant de dégradations symboliques ne restent pas lettre morte. Lorsqu’on tue symboliquement, lorsqu’on dénigre publiquement, lorsqu’on humilie, on crée les conditions mentales, morales et psychologiques qui permettent de ne plus voir les souffrances physiques et psychologiques, et même la mort de celles et ceux que l’on a ainsi dégradés.
S’il appartient donc au Tribunal de trancher sur les modalités concrètes de mise en œuvre d’un management brutal et agressif, sur les responsabilités individuelles de ce type de management, il nous appartient collectivement de nous interroger sur l’idéologie qui sous-tend ces pratiques, qui les légitime, qui les valorise, qui les encense. Une idéologie ? Oui c’en est une bien sûr et elle charrie toutes les violences et les dégradations possibles (comme celles que l’on a jusqu’ici identifiées). Il suffit de se plonger dans ce procès pour la voir en actes. Au mépris de tout, y compris des vies humaines, produire coûte que coûte le chiffre que l’on a décrété dans le confort d’un bureau de manager, avec la conscience tranquille de celui qui sait que seul le chiffre compte. Où apprend-on ce mépris managérial (souvent manifestement enraciné dans un mépris de classe aussi ancien qu’efficace) ? Qui se fait gloire d’incarner le manager efficace, volontaire, déterminé qui se révèle être finalement un bourreau ? Combien faudra-t-il de procès France Telecom pour que l’on mette enfin un terme à cette idéologie enseignée dans tant de nos écoles et formations, ce que l’un des fils d’une victime a appelé dans une formule terrifiante de justesse : l’ « académie de la torture » ?