Chronique du 9 juin, vue par Thomas Coutrot, économiste, statisticien à la Darès. A publié en 2018 Libérer le travail – pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer, Seuil.
Le « boucher » à l’écoute du travail réel ?
Séance de cinéma surréaliste à l’audience du 9 juin. La défense de Pierre-Louis Wenes fait projeter de longs extraits de films de communication interne de France Télécom remontant aux années 2000. L’objectif : démontrer à la Cour la grande sollicitude du directeur exécutif des opérations France, n° 2 du groupe derrière Didier Lombard, pour le travail réel de ses salariés.
Louis-Pierre Wenes, diplômé de Centrale Paris, a fait sa carrière comme consultant et cost-killer (réducteur de coûts). Nommé en 2002 par le PDG d’alors, Thierry Breton, il a coupé à la hache dans les effectifs, gagnant en interne le surnom de « boucher ». En 2009, peu avant d’être remercié, il expliquait ainsi la crise des suicides : « une petite partie des employés n’arrive pas à changer de culture : passer du 22 à Asnières à la Livebox internet » (Le Nouvel Obs, 05/10/09).
Mais cette image de brute méprisante est injuste : les séquences tournées par le service communication de FT montrent un dirigeant accessible, proche du terrain et attentif à la réalité vécue par ses troupes. Il débarque dans des boutiques FT, escorté de caméras, pour discuter de leur travail avec des salariés qui semblent ravis. Il accompagne un technicien dans une intervention au domicile d’un client. Scène d’anthologie : dans la voiture de service, de retour d’intervention, le boss débriefe avec l’agent. Il revient sur la séquence de travail observée, l’interroge sur l’utilité des formulaires à remplir avant et après l’activité technique déployée sur l’installation.
Appelé par la présidente à expliquer le sens de ces images, Wenes jubile : « je suis content de ces vidéos car ça explique ce que je veux dire quand je parle d’aller vite. Aller vite, ce n’est pas accélérer la cadence, c’est supprimer les choses qui ne servent à rien. Le technicien, dans la voiture je lui ai demandé, pourquoi tu fais ce métier ? Il m’a répondu, ‘parce que je me sens utile, j’aide les gens’, j’ai été touché par cette réponse ».
Interrogé sur ce tutoiement, il répond : « pour moi le tutoiement avec les collaborateurs en visite de terrain, soit c’est spontané, soit c’est pas du tout. Pour moi le tutoiement c’est normal, j’ai travaillé dans des entreprises anglo-saxonnes. Ma secrétaire je la tutoyais et elle me vouvoyait, ça a toujours été comme ça, je ne sais pas pourquoi ».
Pourquoi ces visites de terrain, cette recherche de contacts directs ? « On m’appelait M. Le Directeur, ça me gênait, on est dans une société hiérarchique. Entendre ma parole était quelque chose d’important pour beaucoup de gens. (…) Je dirigeais 80 000 personnes, j’avais besoin d’aller voir et de toucher. (…) Je voulais de la transparence, pas de langue de bois. Si on me disait 2 ou 3 mots, par exemple ‘le logiciel Siegfried, quand ça plante tout plante’, ça me suffisait, j’allais en parler avec le directeur S.I. (systèmes d’informations), lui dire qu’il fallait faire quelque chose. C’est pas pour ça que les choses changeaient mais c’était important pour moi ».
Les avocats des parties civiles l’interrogent : pendant ces visites sur le terrain, vous n’avez pas vu les problèmes ? « Je ne sais pas pourquoi, je n’ai jamais vu de gens qui m’ont dit ‘il y a un gros problème, il faut que vous regardiez’, jamais personne ne m’a alerté. Si quelqu’un s’était plaint (devant les caméras), je ne peux pas exclure que j’aurais fait quelque chose dans un 3×5 ; je ne suis pas sûr que je ne l’aurais pas laissé dans un 3×5 ». (Le 3×5 était un format d’émission de com interne à FT).
Cet après-midi au tribunal de Paris, personne ne lui a posé la question : M. Wenes, pensez-vous vraiment que vous accédiez à la réalité vécue par ces salariés, en déboulant dans leur service ou dans leur voiture, accompagné de votre pouvoir hiérarchique, de votre réputation de boucher et d’une escorte de collaborateurs et de caméras ? Cette séquence résume parfaitement le rapport de nos élites au peuple, l’illusion Potemkine du dialogue direct et franc entre dirigeants et dirigés. On se souvient du « grand débat » pendant lequel Macron, sans cravate, pérorait durant des heures devant un public ébahi. Ces gens d’en haut vivent sur une autre planète.