Chronique de la première audience du 8 juin, vue par Cécile Rousseau, journaliste.
Sans boussole
Tenter de comprendre. A tout prix. JS n’en finit pas de fouiller dans ses souvenirs et sa montagne de documents pour trouver une raison au calvaire subi chez France Télécom. « Nous avons de nombreux écrits à notre disposition. Vous êtes une partie civile très active », lui lance d’emblée la présidente du tribunal, Pascaline Chamboncel-Saligue. Le sexagénaire a radiographié, chaque date, chaque étape, presque chaque instant, de sa descente aux enfers. Mais trop atteint, il s’est désisté de son appel. Vivre un hypothétique procès en Cassation lui est insupportable. « J’ai subi un acharnement spécifique car j’ai voulu témoigner de ce qui s’était passé. A chaque fois, que je me plaignais de harcèlement, j’ai reçu une sanction. En 2009, je suis resté un an mis à pied sans salaire », soupire-t-il.Dans cet univers kafkaïen où les victimes sont traitées comme des coupables, JS a plongé dans les méandres de la dépression. De salarié modèle en 2003, il devient progressivement mouton noir. En mars 2007, l’accès à son lieu de travail est bloqué. En 2008, alors qu’il boucle une licence de psychologie, France Télécom refuse de lui accorder quelques jours pour passer ses examens. La même année, il fait une déclaration de harcèlement moral. En 2009, il subit une cinquième tentative d’interrogatoire. Un moment traumatique qui le fait fondre en larmes devant le tribunal. « Prenez une gorgée d’eau, respirez, soufflez, expirez », lui conseille doucement la présidente. Cet épisode le conduira tout droit à une hospitalisation sous contrainte et à une nouvelle punition disciplinaire. L’intrusion de son employeur dans sa vie privée ne semble pas avoir de limites. « Mon directeur d’unité a contacté mon médecin généraliste pour lui dire de me donner des arrêts maladie au lieu de déclarer des accidents du travail »,raconte-il.Désespéré, il interpelle par courrier les anciens dirigeants Didier Lombard, l’ex PDG, et l’ancien numéro 2, Louis-Pierre Wenès. Sans aucun retour. « Quand on crie « au secours » au plus haut niveau, personne n’est là, on est complètement à l’abandon. »Si son accident du travail a été reconnu en 2015 et sa maladie imputable au service en 2016, la colère n’a en rien faibli au fil des années. « Ils n’ont rien compris à la crise des suicides, assène-t-il, toujours très ému. Le 11 mai dernier, j’étais outrée quand je les entendais pleurnicher à la barre. Moi, j’ai été traîné devant le conseil de discipline, mis en soin sous contrainte… », répète-t-il, presqu’incrédule. Ce vortex de souffrance fait écho à celui de Noël Rich. Ce sentiment de « n’être rien », le témoin de la partie civile le dira plusieurs fois. Par pudeur, il ne veut pas trop s’épancher sur son cas. Celui qui a tenté de mettre fin à ses jours en 2010, est comme JS, en quête de sens dans ce gigantesque déraillement social. Opérateur du 12, les renseignements téléphoniques, il est affecté au 10-13 (les dérangements téléphoniques) à la fermeture du numéro en 2004. « Bonjour, Noël Rich, bienvenue au 10-13 que puis-je pour vous ? »,répète-t-il à la barre comme le perroquet qu’on a voulu faire de lui, avant d’asséner : « Je suis toujours un agent Orange et pas France Télécom », précise-t-il. Nostalgique d’une époque où le service public était la priorité des agents, il « n’a jamais été au service d’un actionnaire. »Les agents, lâchés sur leurs nouveaux postes, sont sommés de suivre le script standard au pied de la lettre. : « Je suis un homme pas un robot. Il faut que cette tâche ait du sens. »A peine le temps de s’habituer, c’est le numéro 39 00 qui débarque pour l’assistance aux clients particuliers. Noël Rich comprend qu’il doit chercher une place ailleurs. En 2006, une alerte est lancée auprès de la médecine du travail. « Je me sens très mal. Je souffre de dépression et j’ai l’impression que c’est une tare. Dans cette entreprise, à cette époque-là, il existait une violence ! »,glisse-t-il.Face à cette perte de boussole, à la fois dans les missions de France Télécom et dans le mode de fonctionnement de l’entreprise, toujours incompréhensible pour eux une dizaine d’années plus tard, le besoin de vérité reste immense. La soif d’explications, inextinguible. Pendant ce témoignage, assis sur le banc des parties civiles, JS compulsera encore une fois son énorme dossier. Comme pour tenter de trouver d’autres indices.