Audience du 20 mai, vue par Michel Miné professeur du Conservatoire national des Arts et Métiers (Chaire Droit du travail et droits de la personne), Lise/Cnam/Cnrs, ancien inspecteur du travail. Derniers ouvrages parus, aux éditions Eyrolles Droit du travail en pratique, aux éditions Dalloz-Sirey Droit du travail et aux éditions Larcier Droit des discriminations dans l’emploi et le travail.
Vendredi 20 mai 2022. Le temps à l’extérieur est orageux, avec des averses rafraichissantes, après la journée étouffante de la veille. Par les fenêtres ouvertes de la plus magnifique salle de la Cour d’appel du Palais, riche de boiseries et de peintures, la pluie fait parfois entendre sa musique. L’audience se déroule à partir de 9 h jusqu’au au milieu de l’après-midi, avec une suspension de séance. Aujourd’hui, des parties civiles sont auditionnées.
Quatre parties civiles. 3 syndicalistes salariés et un syndicaliste médecin du travail. Dans l’ordre d’audition, M. Pierre Vars (UNSA), M. Patrick Ackermann (SUD), Mme Isabelle Lejeune-To (CFDT) et le Docteur Christian Torres (SNPST). Les 3 premiers parlent du vécu des salariés, de leurs propres vécus de salariés et de syndicalistes, leurs témoignages se recoupent largement ; le 4ème parle de son expérience de médecin du travail et de syndicaliste. Certains penseront aux 4 évangélistes.
La présidente conduit les débats avec sérénité. Ce procès d’appel n’est pas simple. Les témoignages oraux ont été fortement limités, en considérant qu’ils sont déjà consignés dans les comptes-rendus d’audience de première instance devant le tribunal correctionnel (auxquels s’ajoutent des auditions de l’instruction). Aujourd’hui, les personnes à la barre sont invitées à axer leur propos sur « des faits » qui relèvent de la poursuite pénale pour harcèlement moral (Code pénal, article 222-33-2), qualifié par les premiers juges de « harcèlement moral institutionnel ». Il s’agit notamment d’étayer « l’élément matériel » de l’infraction. « Les faits sont les faits et les faits sont têtus », n’est-ce pas ?
Chaque partie civile vient à la barre avec un document, une feuille de papier. La présidente leur rappelle qu’elles peuvent se reporter à leur document écrit pour des informations précises mais elles ne doivent pas le lire. La présidente indique la règle du jeu : ce qui est attendu, dans cette procédure judiciaire pénale, à la fois écrite et orale, c’est « votre parole ».
Les propos des parties civiles sont alors des touches, qui viennent insister sur certains aspects du panorama d’ensemble, établi lors du procès en première instance. Se dessine ainsi un tableau Caravagesque : des faits sont mis en lumière, dans une lumière crue, quand le panorama général reste dans l’ombre.
Le plaisir au travail. Oui vous avez bien lu, parce qu’il en est question ce matin-là et ce point est essentiel. Les salariés syndicalistes parlent de leurs expériences passées de travail, « avant » les plans NExT et ACT. « Quand il y avait une tempête, la hiérarchie venait sur le terrain. Les chefs voyaient le travail. Ils aidaient. Un soutien fraternel. » « On demande à un chef de comprendre ce qu’on fait. Avant on était écouté. » « Il y avait un respect des gens. On était dans une culture de la qualité, du service public. » « Avant on se sentait utile. Il n’y avait pas de raison de partir. » « Pendant 20, 30 ans des salariés ont fait des interventions à l’extérieur, en autonomie, même s’il y avait la chaleur ou le froid. » « À France-Télécom, j’ai découvert une entreprise dont le fil à plomb était le service public. » « L’entreprise était plébiscitée par le public. C’était un ascenseur social. »
Le récit du « travail » évoque ici les projets inscrits dans des textes fondamentaux : « un régime de travail réellement humain », avec « l’emploi des travailleurs a des occupations ou ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leurs habiletés et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun », comme le préconise l’Organisation Internationale du Travail (depuis le Traité de Versailles, de 1919, et la Déclaration de Philadelphie, de 1944). Les salariés ont vécu cette expérience qui a façonné leur identité professionnelle (et sans doute en partie leur identité personnelle). Une expérience de La justice au travail (Alain Supiot, 2022).
Mais cette expérience c’était « avant », avant la privatisation mais surtout avant 2006, avant le plan « NExT » (volet industriel) et son versant « RH » le plan « Act »… Avec ces plans, « on était dans une autre culture ». « Là ça n’avait plus de sens… ». On a dit aux techniciens qui étaient « la fierté de l’entreprise » : « on n’a plus besoin de votre savoir. »
De nouvelles méthodes de gestion des « ressources humaines ». Les salariés disent comment ils ont vécu le changement progressif et la mise en place de nouvelles « méthodes ». « On n’est pas passé d’un plan blanc à noir. » « On pensait qu’on était les seuls concernés. On s’est rendu compte que dans l’entreprise ça se développait. »
Fin 2006, la Direction générale procède à « une accélération » pour « accroître l’efficacité des cadres managers pour augmenter les départs ». « Avec une mise en tension plus forte des managers, pour faire… » ; la présidente termine la phrase du syndicaliste « …le sale boulot ».
Au cœur de ces nouvelles méthodes : le travail des managers. « On a vu qu’une majorité de cadres changeaient leurs comportements. » « Les cadres se permettaient certains choses, personne ne les réprimandait, ils étaient comme intouchables ». « Quand on interpelait le N+2 par rapport au comportement du N+1, on nous disait : ‘vous êtes des lignards, c’est normal, le monde change. On n’est pas des chochottes’ ! » « Nos chefs avaient des objectifs. Ils avaient leurs carottes. Certains avaient des promotions. » « On voulait des profils de gens qui faisaient ce qu’on leur disait de faire. » « Des cadres prenaient sur eux mais d’autres faisaient du zèle. » « On voit monter le conflit de valeurs. Les cadres qui arrivent sont là pour faire des économies. » « Ils tenaient des tableaux Excel pour assurer le « report » », « un suivi et une obsession de la volumétrie : nombre de départs annoncés, nombre de départis réalisés… »
Des réunions d’équipe chaque jour et focalisées sur la pression. Un quart d’heure chaque matin. « On nous disait qu’on coutait cher, qu’il fallait faire des économies. On nous disait pas pourquoi. » « Quand on se plaignait : « si ça te plait pas, va voir ailleurs. On entendait ça tout le temps. » « Réunions, affichages, mails,… Les managers devaient constamment communiquer et vanter des dispositifs de départ dont ils n’étaient pas toujours convaincus. » Les cadres décidaient du versement d’une prime à ceux qui acceptaient de partir ; le montant était « à discrétion ». « Toute la charge reposait sur les petites mains en bas. »
« Tous n’acceptaient pas de le faire. Certains étaient très mal et venaient nous voir au syndicat… » « Des cadres ont alerté sur les dangers d’une telle pression sur une durée si longue. » « Ils craquaient. Ils avaient un problème éthique. » « J’ai vu des gens faire des dépressions ». « Les cadres étaient pris dans une logique infernale : on leur demandait de faire partir des gens de leurs équipes. » « Des cadres ont été détruits, perdant l’estime d’eux-mêmes : « J’ai fait des trucs dégueulasses… » » « Avec les départs, la quantité de travail pour ceux qui restaient augmentait ; c’était un problème pour les managers de proximité. » « Il n’y a pas eu de révolte des cadres. »
« La banalité du mal » au quotidien. Des témoignages qui illustrent les analyses de Christophe Dejours (depuis notamment Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, 1998).
« Les espaces de développement. » « Les cadres devaient inscrire le maximum de salariés dans les espaces de développement. », appelés par les salariés « espaces de dégagement ». Le propos tenu aux salariés était : « si tu veux :
- rester fonctionnaire = mobilité dans un autre corps de la fonction publique,
- garder ton métier = mobilité,
- rester sur place – changement de métier. »
« Tous les services avaient des objectifs de déflation des effectifs, c’était difficile de se reclasser. » « Chaque salarié devait se débrouiller pour trouver un poste. »
« Des conseillers des espaces développement ont fait remonter leurs craintes. Ils avaient l’impression de servir d’alibi. »
« Ils devaient écouter les salariés, pas leur répondre. Ils devaient faire accepter aux salariés d’abandonner leurs compétences pour un autre avenir. Faire le deuil : ne plus utiliser mes compétences, mon avenir professionnel à France-Télécom… »
« Ils avaient des objectifs en nombre de départs à réaliser. Nombre de départs / nombre d’entretiens. La PIC = Performance Individuelle Comparée. Des comparaisons entre les résultats des espaces pour les primes. »
À une question d’une avocate de la défense, évoquant un sondage réalisé pour le compte de la Direction et indiquant la satisfaction des salariés sur l’usage des espaces, la syndicaliste fait remarquer : « les salariés étaient écoutés dans les espaces par des salariés comme eux. Ils ressentaient une certaine empathie. »
La perte de repères. L’anomie. Le langage. Est évoqué l’usage répété par la Direction de phrases négatives. Le médecin du travail souligne « la transgression du droit commun. Plus aucune norme applicable. Une ambiance anomique. Plus de cadre de pensée pour vivre ensemble. Une précarité permanente. » Il évoque l’analyse de Durkheim (Le Suicide, 1897).
Pas d’autres choix, vraiment ? Les syndicalistes salariés rejettent l’affirmation de la Direction de l’entreprise selon laquelle il n’y aurait pas eu d’autres choix. « Pas de choix, c’est pas possible. Il n’y a pas qu’un choix. » « Soit on donne des dividendes, soit on accompagne. C’est des choix. » Ils font référence à la formule de Margaret Thatcher (TINA, « There Is No Alternative »). Ils évoquent « des achats spéculatifs ».
Ce débat se poursuivra lors d’audiences ultérieures sur les alternatives possibles avec différentes mesures (Congés de fin de carrière, Travail à temps partiel seniors, Plan de sauvegarde de l’emploi, etc.).
Le « dialogue social » évacué. Le refus de voir et d’entendre. Les salariés syndicalistes évoquent les tentatives pour faire prendre conscience à la Direction de l’époque de la situation et pour convaincre les dirigeants de l’entreprise de changer de politique. En vain. « Une équipe a mis en place une machine. » « La Direction aurait dû prendre en compte les alertes » (des CHSCT avec les procédures de Danger grave et imminent (DGI), les alertes des médecins du travail, le courrier d’un Secrétaire général d’une fédération syndicale au PDG, etc.). « À partir de 2007, les alertes ne sont plus entendues. »
« La Direction générale du groupe avait fermé les portes au dialogue social, à la catastrophe en cours et à la souffrance des personnes. » Pour les syndicalistes, parties civiles, les choix de gestion opérés par la Direction au plus haut niveau sont « la cause » des souffrances endurées par les salariés.
La souffrance. La dégradation des personnes (salariés). Sont évoqués les premiers suicides de salariés (un technicien de 52 ans du central téléphonique d’Amboise s’est pendu sur son lieu de travail…), les premiers articles dans la presse (Le Figaro, 20/02/2008)… La pression médiatique jouera un rôle déterminant pour amener à un changement de politique de l’entreprise.
Les courriers laissés par ces salariés : « c’est le travail qui m’a tué. » Des salariés, techniciens de métier, « se retrouvent dans une situation infantilisante. » « Un travail devenu humiliant. La mise en concurrence. La culpabilité. »
Après un suicide, sont évoqués les sentiments des salariés rencontrés dans la cour de l’établissement : « on a semé la haine, de la culpabilité, un sentiment d’impuissance. » La présidente souligne à l’intention des greffières « un sentiment d’impuissance permanent. »
« Des mutations fonctionnelles et géographiques forcées. Un climat d’insécurité permanent. La trahison de la confiance légitime par rapport à des engagements de ne pas fermer des sites. Une ambiance anxiogène d’instabilité… ». Le médecin du travail souligne : « Pas de semaine sans qu’un salarié exprime des idées suicidaires. »
Des conséquences sur la santé des salariés : « des effets somatiques. » « Stress chronique, état inflammatoire, maladies chroniques, vasculaires, cholestérol, crise de migraine, dégradation de la santé mentale. »
La souffrance. La dégradation des personnes (salariés syndicalistes). Sont évoqués la dégradation de la vie des syndicalistes qui essayaient de comprendre et d’agir. « C’est une affaire sur des années. Ma vie a été marquée. Ça a pris un temps fou. Ça m’a pourri la vie. » Des syndicalistes ont dû « gérer quotidiennement pendant des années des salariés en grande difficulté, en détresse… Des militants qu’on ramassait à la petite cuillère… Des lieux de négociation où on n’obtient rien… »
La souffrance. La dégradation des personnes (médecins du travail). Selon le Docteur Torres,« Les médecins du travail ont été maltraités. La Direction a mis en place des « cellules d’écoute » où participaient des médecins du travail, la DRH et des salariés recrutés. Problème : « une focalisation sur des situations individuelles sans prise en compte des déterminants de la souffrance. » Une initiative contraire aux « règles déontologiques », « plus une action RH que médicale. » Il s’agissait de « ne pas laisser ce champ aux organisations syndicales, avec leur Observatoire. » « La Direction a tenté ‘une disqualification des médecins du travail’. » « La Direction a voulu mettre en place un système parallèle » (à la médecine du travail).
« La direction était contrariée et appelaient les médecins du travail qui refusaient. » « En octobre 2007, la Direction a convoqué les médecins à une formation » (sauf le Dr Torres). « La DRH a eu des entretiens avec des médecins ayant émis des critiques et ayant défendu la loi pour qu’ils quittent l’entreprise. »
« Le 17 octobre 2007, l’Ordre des médecins a formulé les plus extrêmes réserves sur ces cellules. » « La DGT (ministère du travail) a demandé que cesse ce fonctionnement. »
Il fait état des alertes de médecins : dans les rapports des médecins sur les risques dans l’entreprise (sur les troubles anxiodépressifs…), un rapport commun rédigé par 7 médecins, la lettre d’un médecin du travail, ancien médecin militaire, signalant « le sentiment de dévalorisation » de salariés, « l’attaque contre l’éthique et le sens du travail bien fait », une lettre de médecins du travail…
Maître Benoist, avocat de la CFE-CGC, interroge le médecin sur les suites accordées par la Direction à une lettre d’alerte de médecins du travail. Le praticien médical indique qu’il n’y a pas eu de réponse mais « plus de pression. »
Le médecin du travail évoque des « attaques systématisées » de la part de la Direction à son encontre (« secteur d’activité changé, bureau partagé, refus de participation à un travail universitaire, etc. »). Il signale : « Les salariés de mon secteur sont systématiquement attaqués quand je demande quelque chose. » « Si je prenais une initiative pour un salarié ayant un problème de santé, il était convoqué, muté… ». Une situation contradictoire avec « pendre soin de la santé des salariés. » Confrontée à cette situation, il s’interroge alors sur ce qu’il doit faire.
« La solidarité de mes confrères m’a protégé. » « Le travail en commun entre pairs a permis de se protéger. »
Le 31 mai 2008, ce médecin du travail quitte l’entreprise. « Il y avait 65 médecins du travail chez France-Télécom. 13 ont démissionné pendant cette période. Cela aurait dû alerter la Direction. »
D’une voix claire et posée, il termine son propos : « On a attaqué ceux dont la mission est de préserver la vie. Il y a des interdits dans une société et on ne s’attaque pas à des professionnels de santé. »
La construction d’une réponse. Les syndicalistes expliquent comment ils ont cherché à construire une réponse à cette évolution. Le temps nécessaire pour prendre conscience de ce qui se trame, pour penser puis pour mettre en œuvre une action. L’articulation des différents acteurs et des procédures.
La décision de porter plainte : « on a eu la chance de rencontrer Sylvie Catala qui nous a ouvert les yeux. On n’est pas des habitués de la justice sur le plan pénal. La décision de porter plainte a été prise en mars 2010 à une courte majorité. » Les syndicalistes soulignent « l’enquête sérieuse par les juges d’instruction, qui sont allés chercher des choses importantes ». « Mais ça a pris du temps… ». La charge pour celui qui a engagé la procédure : « le 1er à porter plainte contre son patron. Dur à porter. » (voir la « cote n° 1 » du très volumineux dossier).
« On a créé un observatoire pour comprendre ce qui se passait, combien étaient touchés ». Revient cette phrase souvent entendue dans cette affaire tragique : « Tous étaient touchés, mais tous n’en mourraient pas. » (cf. « Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés », cette formule, de Jean de La Fontaine « Les animaux malades de la peste », est reprise par de nombreux cliniciens du travail). Ce sera « l’Observatoire du stress et des mobilités forcées » (créé par les syndicats SUD et CFE-CGC et auquel participeront des experts). Les syndicalistes disent la grande difficulté pour accéder aux informations, notamment sur les suicides de salariés.
Plusieurs acteurs joueront un rôle déterminant pour mettre en lumière les infractions commises. Ce sera notamment le cas de Mme Sylvie Catala, inspectrice du travail, qui coordonnera pour la DGT, l’action de l’inspection du travail.
La machine ne s’est pas arrêtée immédiatement. Une nouvelle direction arrive et met en œuvre une nouvelle politique à la fin de l’année 2009. « Le changement de politique, ça a mis du temps. » « Ceux qui avaient un mauvais comportement, qui avaient pris de mauvaises habitudes ont continué pendant un an, un an et demi… » « Pendant l’année 2010 encore des comportements qui n’allaient pas… » La force d’inertie.
Et aujourd’hui ? La question ne fut pas posée. Ce n’est pas le sujet de ce procès emblématique. Mais qu’en est-il ? Des salariés éprouvés pendant cette période sont encore dans l’entreprise, avec des traces, plus ou moins fortes, de leurs épreuves. Des salariés managers, qui ont commis des actes répréhensibles en toute impunité, sont encore dans l’entreprise. Toutes les pratiques anxiogènes ont-elles disparu ?
Qu’en est-il aujourd’hui dans cette entreprise et dans d’autres entreprises où sont mises en œuvre des méthodes de gestion pathogènes ? Comme le soulignait Primo Levi « ce qui est arrivé peut recommencer. » (Si c’est un homme, 1976). Alors, que faut-il faire pour l’empêcher ? Pour le faire cesser là où cela existe en ce moment ? Puissent cette tragique « affaire » et ces procès aider à y répondre.